Caca me revoilou !

Vous allez voir que je vais finir par recommander chaudement la lecture de J.P. Manchette !

Sur l’intrigue de Laissez bronzer les cadavres, Manchette s’est exprimé très drôlement dans un entretien avec le Monde (1974) dont un extrait figure en tête du roman.

Bien entendu, pressée de découvrir mon premier polar de cet auteur, j’avais laissé tomber l’intro. Voici ce que disait Manchette, précisant en ouverture que l’écriture de Laissez bronzer… avait été un véritable exercice de style et qu’il avait d’emblée choisi la difficulté avec le thème du champ clos.

« Je rassemble tout ce monde (les personnages) dans un hameau abandonné des Cévennes et je place au milieu le produit d’un hold-up. A partir de cette donnée, il s’agit, d’une part, d’établir une liste d’incidents telle qu’il se passe toujours quelque chose, d’autre part, d’éviter à tout prix que les personnages se retrouvent tous ensemble, car ils s’entretueraient et l’histoire serait finie.
Tous les jours, crayon en main, pendant un long mois, au coin du feu, nous avons discuté, Bastid et moi, de chaque rebondissement possible. Eh bien, je dois dire que nous sommes arrivés à remplir 240 pages avec pour toute matière, à partir de la page 40, des gens qui rampent dans la pierraille et se canardent. Sur le plan du travail, c’était passionnant et hilarant. »

Sacré bonhomme. Après ce brillant début (j’ai signalé dans mon premier billet sur Manchette la réussite des scènes « dans la pierraille », qui forment suspense à elles seules car il aurait suffi qu’une pierre roulât au mauvais moment, pour que l’enfer se déchaînât), J.P. Manchette a poursuivi sa carrière d’écrivain de polar avec des histoires toujours meilleures.

Venant de refermer Que d’os !, dévoré avec jubilation, je constate que l’enthousiasme me fait rouvrir temporairement l’Appentis dont j’avais plus ou moins mis la clé sous la porte.

Mais ça ne pouvait pas attendre. D’une part, le style de Manchette s’est amélioré considérablement, ça ne pouvait pas rester à dire.

Laissez bronzer les cadavres est de 1970-71, Que d’os ! a été achevé début 76.

Pendant ces cinq années, ce travailleur de force a non seulement écrit ses petits (grands) polars noirs, mais aussi une quantité industrielle d’autres amusettes telles que pièces de théâtre, une trentaine de traductions parmi lesquelles mon auteur américain fétiche, Westlake ; il a adapté des BD par paquets de dix, bossé pour le cinoche, participé à une vingtaine de tournages, collaboré à des journaux et bien d’autres choses encore.

C’était un bosseur boulimique, si l’on tient compte d’une carrière déroulée sur une petite trentaine d’années (Manchette a été emporté en 1995 par un cancer qu’il traînait depuis cinq ans).

En progressant dans l’anthologie, je vois se dégager la « signature » Manchette.

D’abord, une grande sobriété dans les scènes d’action. Le braquage de Laissez bronzer prend trente lignes, préparatifs et repli compris. Le timing de l’action menée par trois hommes est de 43 minutes exactement avec cinq cadavres, c’est-à-dire l’effectif complet d’un camion de convoi de fonds et de l’escorte policière qui l’accompagne. C’est efficace, net, pro. Manchette ne prend pas son lecteur à revers et l’avertit d’emblée que le braquage s’est effectué avec la volonté délibérée de tuer.

Dans Le petit bleu de la côte ouest, une tentative de meurtre dans l’eau – sur une plage surpeuplée, en août !! – ne prend guère plus de place et les expressions sont si percutantes, si l’on ose dire, qu’on gagne de la place et du temps : « quelqu’un lui abattit dans les reins un poing à ferrer les percherons, une seule écarlate pensée occupait le cerveau de Gerfaut : crève-les (…) ».

Si cette histoire de références musicales redondantes et carrément pénibles ne venait pas tacheter le texte, Le petit bleu serait sûrement l’un des meilleurs.

Avec Que d’os ! on atteint encore une autre dimension avec l’ex-gendarme Tarpon devenu privé minable dans Morgue pleine et qu’on retrouve, affiné, affûté et surtout gagneur, flanqué de sa Charlotte rencontrée également dans le précédent.

A part ça, où donc Manchette allait-il chercher ses titres ? Il n’y en a pas un, à part Laissez bronzer… qui permette de se raccrocher à quelque chose : Le petit bleu de la côte ouest se déroule partiellement dans les Alpes et pour le reste, à Paris ou dans la région. L’ouest (St-Georges-de-Didonne), le dénommé Gerfaut n’y séjourne que le temps de se faire allumer dans la flotte et en repart illico et incognito pour n’y revenir que sous forme d’un falot personnage d’épilogue.

Que d’os ! ou Morgue pleine ne parlent ni d’os, ni de morgue, ni de quoi que ce soit qui puisse y faire penser.

Vous me direz que ce n’est pas rédhibitoire : le titre d’un polar fait vendre et peut s’oublier dès les premières péripéties. Mais Fatale, par exemple (un qu’on peut oublier, au demeurant) illustre bien la cavale meurtrière de son héroïne, une tueuse.

Pour en revenir à Que d’os !, on se régale tout le long : intrigue impeccable, ce à quoi Manchette nous a habitués. Là c’est du lourd, on tape dans la came et le grand banditisme sur fond d’anciens nazis et gestapistes français. Pour les gens qui écrivaient dans les années soixante-dix, l’occupation française et toute la saloperie qui l’a entourée, les déportations, Drancy, tout ça c’est encore très présent dans les mémoires individuelles et collectives. On peut difficilement écrire sans. Et dans le polar, ça fait office de ressort plus d’une fois et pas que chez Manchette.

Documentation parfaitement au point (armes, fabrication de l’héro, etc.), rythme soutenu et jamais flageolant, et drôlerie à tous les étages :

« Je vais chercher l’homme, a dit Melis-Sanz en me regardant, avec un accent à couper au couteau qui donnait à peu près yé bé rhé-rhé l’homb. - Mutchasse graciasse, ai-je bredouillé et, faute de trouver d’autres mots, je me suis tapoté la gauche du torse avec la paume. »

On dirait que passer à la première personne a libéré, chez Manchette, un humour ravageur et parfois si fin qu’on passe à deux fois sur la ligne pour se marrer : voilà un pharmacien qui s’appelle Jude et dont l’estancot s’appelle « Pharmacie du Bocal de Jude » :

« Le patron est amateur de contrepéteries. Il est d’une truculence bien française qui me donne envie de marcher tout seul au grand air. » (…) « Débrouillez-vous, faites comme Maurice Thorez. – Pardon ?N’hésitez pas à plonger votre perche dans la vermine, a-t-il déclaré avec un contentement immense et il a éclaté de rire. »

On pense tout le long à Belletto, justement (d’ailleurs, question antériorité, ce serait plutôt le René qui aurait sucé la roue au Jean-Patrick), à San-A. (les meilleurs, ceux des années 65 à 75).

Voici une scène qui se déroule dans un pseudo couvent, un genre de secte, où les moinillons se tapent sur les genoux « en psalmodiant un texte qui m’a semblé être Aranaranaranaranaranaranarana (mais peut-être ai-je mal compris) . »

« Quand nous avons tous été dans l’eau jusqu’à mi-cuisse, il a fallu nous asperger les uns les autres, et il a fallu psalmodier comme tout le monde. A un moment il m’a semblé qu’au lieu d’arabarana, Charlotte chantonnait banana, cavanna et havanaguila (…) »

Vers la fin ça part carrément en délire : notre privé, qui s’est vu injecter une dose de drogue propre à l’envoyer au paradis artificiel ou pas, nous lâche un paragraphe dans lequel Manchette a dû bien s’amuser avec le dico :

« Je suis revenu à moi et j’ai rigolé. Mes sensations vaguaient. J’étais aboulique. J’avais la langue saburrale comme une wassingue sale et le front halitueux. Mes perceptions étaient laciniées et il me semblait que je baignais dans du galipot. J’étais vachement labile et quand Charlotte m’a eu fait lever, ce n’était ni le pied ni les oarystis, de sorte que j’ai méchamment jaboté et même crié raca sur elle, en titubant comme un ophite. Bref, vous voyez le tableau, et que j’étais camé comme un bœuf. »

A ce stade, prenez votre Robert et amusez-vous, l’OuLiPo n’est pas loin.

Il me reste à lire quelques titres mais je sais déjà que ces os-là vont me rester dans l’appareil dégustatif, et pas pour m'empêcher de digérer au contraire.

Manchette signale ceci dans son journal : «Je ne suis pas loin du tout de la fin de TARPON » (il devait encore chercher son titre). « Comme j’ai détruit une grande part de suspense en donnant les explications avant l’action finale, j’avais un problème. Je crois l’avoir résolu en ayant l’idée d’un procédé purement technique : il s’agit de raconter tout de suite la fin en quatre ou cinq phrases, et ensuite on la raconte en deux ou trois chapitres. Puisque le lecteur, au présent stade, nécessairement pense avoir deviné ce qui va suivre, et puisqu’il l’a deviné effectivement, il convient, je pense, de confirmer aussitôt ce qui est deviné, afin qu’on s’occupe uniquement du reste, qui est d’ordre descriptif, psychologique et stylistique ».

Quand j’ai lu cet extrait (14 janvier 1976 – il a terminé le 28 février), je me suis dit « il est fou, ça ne fonctionne pas ».

Or, Manchette nous donne là une leçon magistrale. Non seulement ça fonctionne complètement : après avoir lu le fameux paragraphe qui dévoile toute la fin (d’autant mieux repéré que j’avais lu son annonce dans le journal de l’auteur), je l’ai oublié aussitôt à la faveur de la dernière phrase, qui fait transition avec la suite :

« Mais mieux vaut, peut-être, que je relate dans l’ordre chronologique. »

C’est Tarpon qui s’exprime (les deux romans "tarponiens" sont écrits à la première personne) et c’est le privé qui est censé écrire (le nombre d’écrivains qui s’ignorent, parmi la gent détective !).

Or, ça marche ! Exactement comme quand votre meilleure copine vous annonce un truc absolument épastrouillant, mais à toute vitesse, en deux phrases où le suspense est proprement défloré. A partir de là, en général, on la fait reprendre du début et on ne cesse de l’interrompre en lui demandant de nouveaux détails.

Manchette nous en donne plus : douze pages plus loin, on est enfin satisfait et Tarpon-Manchette, lui, se contente de clore Que d’os ! par cette phrase désabusée : « Mais pour le moment je suis surtout fatigué ».