Tite stéphano-chronique estivale et culinaire

Tram station Bellevue, le soir. Rame un peu déserte. Deux hommes sont assis devant moi, chacun d'un côté de l'allée, et conversent par-dessus le couloir vide.

Chacun parle une langue différente, l'un, à vue d'oreille, de l'arabe courant du Maghreb, l'autre semble venir d'Albanie, du Kosovo, bref : il parle avec un accent différent, slave. A Sainté, on est bien au fait de ces nuances linguistiques, les deux communautés étant fort représentées.

Leurs voix sont fortes, leurs phrases lancées comme des interpellations sans réplique, leurs intonations rauques et comme coléreuses. Sont-ils en train de s'engueuler ? L'un fait des gestes de choses qu'on coupe au couteau. Alerte !!!

Mais leurs postures sont décontractées, mains posées sur les genoux, comme des gens qui viennent de sortir du boulot. A leurs pieds, leurs sacs également fatigués. Chaque phrase se termine par un mot français, qu'ils échangent comme s'ils s'avançaient ensemble sur la passerelle qui leur permettra chacun d'entrer dans la langue de l'autre.

Et ça donne ça :

- Blah blah blah blah (et comme ça assez longtemps), blah blah ANIMAL ?
- blah blah ANIMAL ! (vigoureux hochement de tête, sourire)
- Blah blah blah blah S'MOULE
- Blah blah blah (la phrase s'énerve un peu, geste de râper)
- CAROTTES ?
- Blah blah blah CAROTTES !!! (râpe frénétique)
- CAROTTES RAPEES ?
- blah blah blah CROTTES RAPI ! (acquiescement ravi)
- Blah blah blah blah SALADE ?
- Aaaah SALADE... (mimique de délices)
- Blah blah blah blah TI PEU D'LA SOUPE ?
- blah blah blah blah SOUPE blah blah (hochement de tête pensif).

Les deux homme se taisent maintenant, chacun à l'évidence perdu dans le souvenir de sa soupe personnelle, familiale, régionale. La soupe de sa maman. Celle de sa femme... La soupe de là-bas...

Faites parler les gens de la soupe de leur enfance et vous verrez poindre ce langage archaïque, cette compréhension sans mots, cette communion des gens les plus éloignés socialement, par l'âge ou l'origine. La soupe est un aliment magique.

On devrait contraindre Israéliens (les durs du régime, les colons ultra-orthodoxes, les militaires) et Palestiniens (les cadors du Hamas, les barjots du djihad) à se rassembler quelque part à l'ONU pour un colloque sur ce thème : "La soupe de mon enfance", avec passage à table obligé. Ils seraient fouillés à corps à l'entrée et n'auraient le droit d'avoir ni leurs portables, ni leurs tablettes, ni leurs secrétaires, ni leurs téléphones, ni leurs interprètes. On ne leur donnerait qu'un bol et une cuiller, le tout en bois, on n'est jamais trop prudent.

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« Comme beaucoup de vos confrères écrivains israéliens, êtes-vous engagé dans le camp de la paix avec les Palestiniens?

- Oui, j'ai été journaliste au quotidien «Haaretz» pendant plusieurs années. J'y tenais une chronique, ce qui fait que je suis marqué à gauche, surtout à la gauche séfarade qui pense que, pour vivre en bonne intelligence avec nos voisins, il nous faudra changer certaines des composantes fondamentales de notre ADN. Nous ne sommes pas un Etat occidental: nous faisons partie du Moyen-Orient. Ma famille en est originaire: mon grand-père venait d'Alep et adorait cette ville, et ma grand-mère est née à Beyrouth, et ils se sont installés à Jérusalem.

Pour vivre en paix avec nos voisins, nous devrons non seulement faire un geste envers les Palestiniens, arrêter les colonies, mais surtout changer la manière dont nous nous percevons: nous ne sommes pas européens, nous ne pouvons pas l'être et nous ne devrions pas l'être si nous voulons avoir notre place dans cette région. En ce moment, il y a une tentative en Israël pour remplacer le terme «séfarade» par l'expression «juif arabe», et ça me plaît. »

Propos recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet (extraits) dans un entretien avec Dror Mishani à propos de la sortie de son roman policier : "Une disparition inquiétante", Seuil, 2014