9 heures : un tour sur le courriel : on vire les indésirables, manœuvre quotidienne. On le fait sans y penser en sirotant son thé. Jadis on perdait beaucoup de temps à tenter de se désinscrire de chez les spammeurs, mais ça ne fonctionnait pas toujours : parfois, ça provoquait au contraire une recrudescence de pourriels. Maintenant, hop : indé et basta.

La moisson d’aujourd’hui : 35 spams. Parmi les habitués :

« pret d union (sic) via funnymel (re-sic)» : "reveillez (mais oui) vos projets avec un taux petillant (chic) !"

« bruleur (sic) de graisse » et « Weight Watchers par funnymel » m’incitent fortement à utiliser leurs services pour perdre du poids. Ils me voient à travers la lucarne ces jobards ou quoi ?

Au passage, je note que funnymel colle façon caramel et pas du tout funny, il m’amène plein de potes à lui.

« Assur O 'poil Diff_Gmail » me promet que les meilleurs soins seront prodigués à mon compagnon et remboursés à 100 %. J’ai dû sauter un mot dans la description du compagnon en question, ça doit être "à quatre pattes". Ces cons, ils ne pensent même pas aux poissons rouges.

« Amoureux par petite fouine » me propose des trucs inavouables, et l’habituelle cohorte de bots portant les prénoms, voire les diminutifs de ma famille et de mes proches amis me fait la danse des sept voiles.

Allez, 35 à dégager et tout le monde dehors, le temps s’y prête.

Le temps, il est idéal : soleil, frais, nuages et éclaircies composent des cieux changeants, des nuages aux formes, aux teintes et textures merveilleuses : voile de brumes ou barbe à papa. Des alternances de couleurs abricotées et de transparences incroyables se disputent le bol céleste : quelle belle fin d’été ! Fin, oui...

10 heures : le café, chez "Machin" qui porte un prénom masculin et vend pains et viennoiseries industrielles avec terrasse sur la placette, le café est bon dans son gobelet carton toujours un peu décevant, mais les mini-croissants achetés sur le conseil de « bruleur (sic) de graisse » (plutôt que des king size), mais par deux (pour préserver mon indépendance d'esprit), sont moelleux.

Klaxons de mariages : belles (trop belles) bagnoles, grosses bagnoles. Dedans les autos : petits employés, chômeurs, supporters de l'ASSE, parents figés et jeunes remuants. Beaucoup de jeunes hommes joyeux, assis sur les rebords de portières, vêtus de blanc, d'argenté, d'or et de vert chamarré. Le tulle mousse au fond de la limo. La caravane passe, aucun chien n'aboie. Bon présage.

Un type arrive avec son fiston affalé plutôt qu’assis dans un fauteuil roulant. Ce petit garçon (une dizaine d’années à vue d’œil) très lourdement handicapé pousse un petit cri, toujours le même, un petit grognement plutôt. Sa tête vague de droite et de gauche et du haut en bas. Je lui souris à tout hasard, mais le masque est un peu figé, bien que les yeux me semblent avoir capté le signal.

Le papa se prend un café et dispose sur la table : son gobelet hors de portée du gosse, son journal, et sirote son jus en parcourant la presse. Le petit, pour qui rien n’a été commandé, tape sur la table à intervalles réguliers en faisant son bruit. Le père ne réagit pas autrement qu’en poussant le gobelet encore plus loin. Peut-être que ce petit n’a le droit de rien prendre ? Se pourrait-il autrement que le papa, qui visiblement veut boire son café tranquille, n’ait aucune envie de batailler avec une manducation désordonnée et des échappements de produits prévisibles sur la bavette ? Le gosse devra donc se contenter du spectacle de la place, des bacs de fleurs, des clients des tables voisines et de son père en train de prendre du bon temps en trempant les croissants. Pas une fois ce père ne regarde son enfant, il ne lui parle pas plus que moi à mon caddie de marché calé à côté. Il me vient l’envie d’offrir un chocolat à mon caddie, pour éveiller peut-être une idée chez ce papa ?

Sur le marché, le paysan qui vend les prunes m’assure qu’elles sont à l’heure, je les croyais en avance (très mûres pour un 30 août). Il se souvient, dit-il, de certaines dates et pas d’autres ; par exemple, en septembre 1999 il n’y avait plus une prune tellement elles étaient en avance. Nous nous en souvenons de concert parce qu’il a marié sa fille, et moi aussi, le 4 ! Et en effet, les photos de la noce montrent une journée estivale parfaite pour nous, chez eux aussi je suppose.

Retrouvailles avec les usagers du tram et leurs bizarreries, leurs manies : le monsieur qui descend et remonte à chaque station en courant, en écartant rudement tout le monde et en criant « pardon ! pardon ! ». Le temps que le tram stationne il grattouille fébrilement les distributeurs de tickets à la recherche de petite monnaie puis re-saute dans la rame au moment où les portes se ferment. Ses gestes ont un caractère compulsif, incoercible. Parfois, entre deux stations éloignées il prend le temps de s’asseoir et engage la conversation avec son vis-à-vis. C’est toujours très décousu. Puis l’arrêt suivant se profile et il se précipite, bouscule tout le monde et crie « pardon ! pardon ! ». J’ai toujours envie – je le ferai un de ces quatre - de le précéder et de glisser quelques pièces jaunes dans les ramasse-monnaie.

Les populations les plus diverses, leurs vêtures bigarrées et leurs langues de tous les continents s’entrecroisent. Le volume sonore est maximal, dans cette Babel roulante, chez les Africains et les gens des Balkans en particulier, qui rivalisent de fortes interpellations. Les conversations et les salutations entre connaissances se multiplient. Une nouvelle habitante comme moi en totalise déjà quatre depuis le départ. Ça donne le ton. Un monsieur très très chenu, bien plus âgé que moi, s’efface et me fait signe de passer devant lui. Désuète, délicieuse courtoisie, que je n’ai jamais rencontrée à la grande ville, et qui me surprend toujours ici.

Un autre, quadragénaire vêtu comme en Allemagne de l’Est dans les années soixante-dix (chemisette de nylon, pantalon tergal, le tout en des coloris improbables), calvitie bien installée et barbe bien taillée (client chez Assur o’poil ?), attend le tram avec son fils d’à peu près 8 ans vêtu comme nos propres enfants dans les années soixante-dix : salopette large de fermier américain, tee-shirt en coton très mince et sans couleur. Sa coupe de cheveux vient tout droit de la Petite maison dans la prairie, père et fils devisent gaiement dans une langue slave.

Retour avec les denrées fraîches : du job en perspective pour éplucher, couper, conserver, cuire. C’est la fiesta gourmande du samedi.

Après-midi : quelque part dans le quartier, une espèce de batucada répète à pleines basses, de façon insistante, et compromet d’abord la sieste, puis on s’habitue : c’est entre samba et soul funky 90’, ils reprennent toujours à la même mesure, on imagine les danseurs qui butent sur un enchaînement.

Une heure plus tard une sorte de calme relatif s’installe. De la rue monte le bruit du tram qui rythme, aller/retour, les demi-heures (fréquence du week-end).

Voici le soir qui descend, ou qui monte, c'est comme vous voulez.

Plus tard encore : à l’heure pile (20 h 48) où l’obscurité rend la colline de Villeboeuf moins discernable mais le ciel « d’en haut » toujours un ton moins sombre, une bande de corbeaux traverse bruyamment l’espace aérien, naviguant NE/SO dans une précipitation, un désordre et une absence d’élégance vraiment peu aviaires.

Ils criaillent et se rentrent dedans à qui mieux mieux, comme un gang qui descendrait down town, avec leurs fringues noires, leurs ailes mal taillées et, je le devine, leur vocabulaire de charretiers.

Ayant rejoint leurs pénates quelque part non loin de "mon" toit, je les entends encore un peu grommeler et se répondre, comme de vieux voisins qui échangent encore quelques mots avant de se retirer pour la nuit : « allez, à demain ! » « bon, quand faut y aller, faut y aller. Bonne nuit ! ». Puis, dans leur plumard, au conjoint : « pousse-toi un peu, tu prends toute la couverture », etc. ils s’arrangent dans le nid avec des froissements métalliques et crissants (je parie que le nid est dans la gouttière en zinc) et ferment leurs quatre paupières.

Et moi, devant ma large fenêtre ouverte, je crie face à l’azur sombre, remplie de bonne humeur : « bonne nuit les corbacks ! ».

PS – Le lendemain même heure (20 h 46), même chose.