Une bonne vieille note de lecture pour la rentrée...

« Migraine épouvantable…
Boire et oublier…
Tu devrais voir un médecin, mon vieux.
Que vois-tu ?
Dans le graphique statistique,
le patron voit-il la courbe de la production qui monte
ou celle des employés qui tombent
sous les maux de tête, l’herpès et les maladies ?
Regarde, le sommet de la tour de refroidissement
ne ressemble-t-il pas au mamelon d’une femme stérile ?
Dis-moi, où es-tu ?
Sur le ruban dans les cheveux de Dame Fortune
ou dans son entrejambe ?
Une autre capsule de bière saute,
bulles, bulles, bulles…
Elle repousse la tasse, et sort
dans le crachin aigre de midi.
Qui marche à tes côtés ? »

Cet étonnant poème industrialo-environnemental a été pêché dans « Les courants fourbes du Lac Tai », de Qiu Xiaolong, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fanchita Gonzalez Batlle, éditions Liana Levi, 2010.

Shangaïen né en 1953, ce qui n’est pas une date neutre en Chine, Qiu Xaolong décide, après Tian’Anmen, de rester aux Etats-Unis où il était en train de soutenir une thèse sur T.S. Eliot. Mr QX écrit dès lors en langue anglaise et publie des romans policiers et autres recueils de nouvelles.

Nous tenons là un de ces polars à héros récurrent. Chen Cao, dit « Chen », est de la trempe des Montalbano (pour son amour de la gastronomie populaire), Adamsberg pour ses enquêtes atypiques et souterraines, Maigret dans la construction de ses déductions, avec un soupçon de San-A pour le charme irrésistible. Trentenaire un peu dandy, Chen est un flic lent, rêveur, mais aussi déterminé et rusé. Il joue plusieurs coups d’avance et scrute l’arrière-plan des vieilles photos pour y dénicher le détail qui confondra le coupable.

Cet inspecteur de police a une deuxième vie. Il dégaine toujours, en même temps que son insigne de flic, son autre carte : celle d’écrivain-poète ; il ne passe jamais devant son écran sans y inscrire quelques vers qui constituent à la fois le fil directeur de sa réflexion (« Qui marche à tes côtés ? ») et une cartographie du cadre où se déroule l’enquête, ici un lac magnifique et complètement détruit par la pollution chimique déversée par « L’Usine numéro Un » dont le PDG vient d’être assassiné.

Chen est aussi un chevalier féru d’amour courtois. Une dame par enquête, dont il porte haut les couleurs. Ici, c’est à Shanshan, ingénieure chargée des questions environnementales, belle et souple comme une herbe du lac, qu’il dédie sa poésie délicate (encore un coup de chapeau à la traductrice, Fanchita Gonzalez-Batlle) :

« Si tu es perdue dans les rêveries
d’un récif vert solitaire dans le vent,
l’eau s’éloigne et t’abandonne.
Le lac a tant d’issues
qu’une fois perdue tu ne retrouves jamais ton chemin.
Après tant d’années, tu ne sais encore pas
comment l’eau s’écoule ?

N’oublie pas ce qui est important
dans un petit tube à essai bleu.
Les vertus te sont imposées
par les larmes tombées de l’arbre défendu. »

Le titre anglais « Don’t cry, Tai Lake », est pour une fois magnifié par sa traduction française : "Les courants fourbes du Lac Tai", calquée, dans une élégante mise en abyme, sur le titre trouvé par Chen pour le poème qu'il a composé tout au long de l'enquête.

Ce qui est délicieux dans les enquêtes de l’inspecteur Chen, c’est la collision permanente entre la Chine d’aujourd’hui où les Gros-Sous(*) mènent la danse, où l’industrie et le capitalisme traversent le pays à deux cents à l’heure, sans égard pour l’humain esclavagé ni pour le paysage massacré, et une Chine plusieurs fois millénaire qui conforte et berce le lecteur occidental dans l’imagerie de la branche de cerisier et des effets de manches satinées et rebrodées. Mais aussi dans la légende des vieux sages comme Oncle Wang, qui cuisine les « Trois blancs » du Lac Tai et fait rissoler tant de nouilles savoureuses (ah, la place de la ciboulette dans les recettes citées par Qiu Xiaolong !).

Voici donc la Chine des triades et des luttes de pouvoir, la sèche hiérarchie très codifiée des services publics corrompus jusqu’au tréfonds où tout le monde, même Chen le flic-poète, s’inscrit dans un réseau de relations utiles et de services rendus et comptabilisés.

Mais aussi celle des proverbes et maximes populaires : « Les corbeaux sont noirs dans le monde entier », « Ce qui ne peut être dit doit être passé sous silence » ; la Chine lettrée qui passe « de l’océan azuré à un champ de mûres lie-de-vin » (métaphore des mutations permanentes de l’univers selon Ge Hong, 283-343).

Mais aussi celle des expressions imagées et poétiques appliquées à la vie matérielle : le policier ne cherchera pas à « attraper le loup blanc à mains nues » (ne prendra pas de risques excessifs pour une opération prestigieuse mais incertaine) mais à faire « sortir le serpent en tapant sur les herbes autour » (manoeuvre de diversion autour du suspect pour l’amener à se dévoiler).

C'est enfin une Chine à laquelle Qiu Xiaolong adresse une ardente supplique pour que vienne la conscience des dégâts commis au nom du progrès et de la productivité, le temps de la réparation des innombrables atteintes à l'environnement. Pour qu'on puisse de nouveau se baigner et pêcher le poisson des lacs.

Chen résoudra brillamment l’enquête, en intellectuel et en lettré « Mais il pouvait faire froid là-bas / dans les tours de jade et de cristal. / Nulle comparaison avec la danse d’ici / dans le monde des hommes. »

Après cela, il repartira comme chaque fois, lonesome cowboy, après que l’énigmatique Shanshan, au terme d’un instant d’égarement bienheureux, une promenade en sampan sur le lac et une nuit de douceurs, lui aura écrit sur le thème du renoncement :

« Nous nous rencontrons sur la mer nocturne ;
tu as ta destination et moi la mienne,
si tu t’en souviens, très bien,
mais tu devrais oublier
la lumière allumée par la rencontre. »

(plus prosaïquement, elle préfèrera se tourner derechef vers son amour local, un moment perdu puis opportunément retrouvé à la fin de l'histoire).

Dans ce roman policier efficace et littéraire (ce n’est pas si fréquent), où les citations poétiques dérivent au fil des pages comme les algues dans le lac Tai et pour lequel, à l’instar du nom-valise de Pirouésie (= Poésie à Pirou), on pourrait inventer le concept de « rompolésie », l’auteur s’efface si élégamment derrière son personnage qu’on a réellement l’impression que l’auteur des vers est Chen. Mais Chen n'existe pas, il est un policier et un poète de papier...

Dans les dernières pages, une insoupçonnable déchirure du papier de riz laisse entrevoir, légère mais sonnant comme un contrechant, la vraie mélancolie de Qiu Xialong :

« Quand je rêve j’oublie que je suis en exil / Doux réconfort tant attendu ! »

Et l’on se souviendra du poète en double exil : de son pays et de sa langue.

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(*) Un Gros-Sous roule au moins en Mercédès. Il est en général directeur d’une multinationale, se sucre largement en millions d’actions avant de procéder à l’introduction en bourse de sa société, afin d’arrondir sa rémunération étatique. Il possède un « appartement-bureau » où il se délasse avec sa « petite secrétaire » (qui fait très peu de secrétariat). Il dîne avec les officiels et arrose les fonctionnaires, collectionne les honneurs et assoit sa puissance sur des procédés souvent inavouables. Le personnage du Gros Sous est récurrent chez Qiu Xiaolong, c’est l’adversaire préféré de Chen.

PS – L’actualité gouvernementale rend irrésistible de citer l’inspecteur Chen : « La situation actuelle de la Chine était complexe. Comme l’avait dit Deng Xiaoping, la réforme était un passage à gué, on marchait sur une pierre après l’autre. Mais personne ne pouvait dire quelle était la suivante. »