Vendredi 19 septembre

Commençons par une pensée réconfortante. Nous la dédierons à Jacques Jouet qui, tout au long de La République de Mek-Ouyes, s’adresse à « la lectrice » et non à « le lecteur ».

J’ai déjà dit ailleurs tout le bien que je pensais de cet auteur trop souvent inconnu des libraires. Il faut toujours le commander, alors que les tables à l’entrée des magasins sont couvertes de machins qu’on préfère ne pas nommer mais qui ressemblent, extérieurement, à des livres, du (ca)niveau de celui qui prolifère ces jours-ci et dans lequel une dame remercie un président pour ce qui semble avoir été un (bon) moment.

Je me souviens que j’avais appris, à l’occasion de cette commande, le nom de JJ à une responsable de rayon de la FNAC de Lyon qui, curieuse (tout de même) imprima la biblio de cet auteur et lut, ébaubie : « Navet, linge, œil-de-vieux », « Une mauvaise maire », « L’amour comme on l’apprend à l’école hôtelière » etc. et, bien sûr, « La République… », qu’il n’est pas toujours facile de commander oralement, alors que si Jouet était hyper-connu, il suffirait justement de dire « Bonjour Madame la Libraire, je voudrais ‘’La République...’’ de Jacques Jouet », comme on dirait "La Chartreuse..." ou "Le Rouge...". Quel farceur ce JJ.

Je me souviens d’un échange avec un éditeur lyonnais (qui n’édite pas de lyonnaiseries, précisait-il) pendant une séance de signatures de son poulain, un Sarde dont, mince, j’ai oublié le nom, son premier livre était prometteur, le second moins réussi. Alors que nous nous lamentions de concert sur cette médiocrité de la diffusion livresque, j’évoquai le nom de Jouet. L’éditeur me répondit avec componction : « Ah mais Jouet, Jouet, c’est pas pareil : il fait une œuvre ». Certes, mais cela interdit-il qu’on éduque le goût des lectrices, donc, et qu’on mette en rayon, voire en vitrine, les écrits de m’sieur Jouet, de façon qu’il en soit un peu vendu de son vivant, en dehors du Quartier Latin veux-je dire ? (je souris en écrivant ceci, imaginant la tête de Jacques Jouet en se voyant "vendu de son vivant", il dirait sûrement "vendu sur pied, au kilo, etc.")

Ca y est, j'ai retrouvé le Sarde : Luciano Marrocu, "Fàulas" ("Mensonges", "fables"), une enquête de l'inspecteur Serra, 2008 chez les Editions de la Fosse aux Ours, traduit par Marc Porcu. Le deuxième : Debrà Libanos, du même.

Pour en revenir à cette lectrice, ça n’a l’air de rien mais croyez-moi, pour une femme, être considérée tout au long d’un livre, long de surcroît, c’est un signe à ne pas négliger, un envoi d’estime, oui, réconfortant.

Et ce n’est pas l’unique raison pour laquelle j’aime cet auteur. Je l’aime parce qu’il écrit comme personne et que ses livres sont à nuls autres pareils. Bon sang, courez commander Bodo. Bodo : B-O-D-O. Je le tiens pour le meilleur bouquin de JJ, et de loin.

C’est pas du récent récent, je n’ai pas vu ce qu’il a publié dernièrement, mais c’est pas interdit de s’informer.


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Ce soir (vendredi 19 septembre au soir, donc) sur France Inter, Nicolas Demorand ouvre en fanfare une soirée consacrée aux soixante-dix ans du Monde. Ça se passe de manière attendue, entre entre-soi, entre nantis culturels et nantis tout court. Très bien.

Après avoir présenté les invité-e-s, Demorand passe la parole « au dernier entré » au Monde, qui se trouve être Raphaëlle Quelque chose. Bingo, le « dernier » est une dernière, qui ne relève pas. No problemo.

L’émission se poursuit en évoquant « le lecteur du Monde ». « Qui est-il, ce lecteur », interroge le présentateur tonitruant. « Il est jeune, 35 à 44 ans, il, etc. » (citons-nous à peu près), répond un type de la « Société des lecteurs ». Point de lectrice donc, au Monde. Bien, on ne sera pas auditrice de cette pantalonnade et on vous laisse entre mecs. Tourne, petit bouton !!

Avant cela, bien plus intéressante, il y a eu la traversée quotidienne du ciel par nos amis les corbacks locaux qui, eux, fêtent sans doute leur trois millième au moins. Chaque soir plus tôt. Maintenant ils passent vers 20 h 20. Suivant impeccablement l’arrivée de la nuit, portée par un signal à nous imperceptible ou plus simplement un certain niveau d’obscurité, la troupe carbonisée rejoint ses pénates nocturnes. Ce n’est plus ici en haut, ils ont changé d’hôtel et virent largement en plein vol. (Dix jours plus tard : "le corbeau sortit à huit heures", je répète : "le corbeau sortit à huit heures"...)


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Je viens de refermer La patience de Mauricette de Lucien Suel, et j’en reparlerai. Pour l’instant, un peu sonnée. Suel me fait toujours cet effet-là. Rencontrer des écrivains, c'est pas si fréquent par les temps qui courent.


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Cette nuit le temps a "tourné" après deux jours de fort vent du Sud. Ce grand souffle continu dans les arbres immenses, le long de la rue qui monte à la Jomayère et plus loin, dans le bosquet qu’il faut traverser pour arriver aux jardins familiaux et qu'on appelle "la petite forêt", fait entendre une ample musique apaisante, tutélaire, comme une mouvante bulle sonore manifestant la protection qu’étendent sur nous ces aînés de l’humanité : chênes, hêtres, pins et d’autres encore que, n’étant pas Lucien Suel ni la Jardinière en son Arboretum du Grand Courtil (à Pirou, Manche), je ne saurais nommer, mais que je révère.

Je montais la côte de la Jomayère à l’ombre mélodique de ces beaux spécimens, tout au long du haut mur de pierre rugueuse qui dérobe aux regards, vers le milieu de la rue, un vaste et mystérieux parc. Le vent augmentait son chant, faisait les cent pas dans le ciel, fouettant les cîmes, passant sa grande main dans les chevelures végétales. Il avalait les nuages et les recrachait plus loin, dans la lumière couchante. Il me portait aussi vers les jardins asséchés où ce même vent tord les rames de haricots, fait vibrer les tuteurs à tomates, ploie les framboisiers qui ne produisent plus guère, après un mois sans pluie, que des baies pâles et dures.

Les jardins de la Basse-Jomayère, déroulés à flanc de colline et en pleine campagne, sont impitoyablement exposés à cet air sec du sud qui dévale directement du Pilat et que rien n’arrête avant qu’il vienne râtisser, éparpiller la terre pulvérulente et rendre tout arrosage manuel dérisoire.

C’est pourtant à cela que s’occupe mon amie, avec qui j’avais rendez-vous là-haut et qui transporte avec pugnacité et une élégante économie de gestes, dans la jaune clarté du soir, des arrosoirs puisés au tonneau pour abreuver un peu les haricots trop minces qui ne grossiront peut-être plus, les tomates encore vertes et les poireaux juvéniles.

Au bas du jardin, un tapis de capucines se mêle aux fleurs de courges et aux pavots de Californie dans un fouillis de vrilles et de grosses feuilles sous lesquelles on déniche une ou deux énormes boules vertes : potirons en devenir. C’est un parterre couleur de feu, en accord avec la lumière rasante, l’angélus voisin et la chaleur, toujours estivale. Proust dit quelque chose sur la couleur jaune d'un son (et aussi d'un petit mur, mais pas dans le même passage). Il est vrai que ce que n'a pas dit Proust tient dans le creux de la main littéraire.

Le jardin sec est tout de même généreux : nous rentrons chargées des haricots verts qui ont bien voulu grossir, de salade, de rhubarbe, de blettes, d’une livre de framboises et de deux poivrons.

Dans la petite forêt, le vent est tombé et l’on n’entend plus que quelques craquètements de bois menu.