C'est le matin vers onze heures. Une humanité modeste en nombre et allure descend ou remonte la Grand-rue en vaquant.

La taulière ne descend ni ne monte, ayant terminé de vaquer. Ses légumes et elle-même attendent le tram. Un gai soleil, chaud pour la saison, illumine toutes choses et rend l'atmosphère paisible, bon enfant, presque vacancière.

Arrive un tram. Comme ce n'est pas le sien, la taulière le regarde placidement passer (sans pour autant ressentir de parenté formelle avec les doux ruminants qui lèvent la tête au passage des trains).

A la suite du tram, sur la même voie et à deux mètres de distance, roule une voiture de police classique, genre Mégane. Tiens, ça rappelle la famille dont le patronyme était Renault et qui avaient appelé leur petite fille Mégane. En hommage à la voiture, oui. L'année de sa sortie. On se demande si les Renault par la suite, à supposer qu'il leur soit né un fils, l'auraient appelé, pourquoi pas, Scénic.

La voiture de police suit sagement le tram. Les deux véhicules s'éloignent de conserve et à petite vitesse, la police comme une barcasse à la remorque d'un chalutier. C'est la troisième fois cette semaine que de tels attelages parcourent la cité : tram devant, flics derrière.

Alors se succèdent plusieurs sentiments, impressions, états de la matière :

enregistrement par le regard du passage de la voiture de ronde
lègère surprise : tiens, qu'est-ce qu'ils font là ?
perception insidieusement modifiée de la rue, de l'environnement immédiat
ressenti d'un infime soulagement sans cause
avant le passage des flics, il ne se passait rigoureusement rien
après leur passage : rien non plus.

Impression, aussi diffuse que fugace, d'un danger potentiel (fantasmé ?)
dans le même mouvement révélé puis écarté par la présence de la Mégane bleu blanc rouge

Si les policiers sont là, c'est qu'ils ont à y faire (l'esprit cherche une logique)
La police protège le citoyen (réflexe acquis ?)

De quoi ?
Que ne s'est-il pas passé, que se fût-il passé, que craignons-nous ?
Serions-nous, nous-mêmes, d'inconscients trublions de l'ordre public ?
Victimes potentielles d'une agression nulle et non avenue ?

Cinq minutes plus tard.

C'est la même rue, ce sont les mêmes gens. Mais la voiture de police a laissé sur son passage un discret sillage composite et paradoxal, très légèrement anxiogène mais aussi rassurant.

C'est la version contemporaine du "il est minuit, dormez en paix, bonnes gens" des archers du guet dans les dédales urbains du quatorzième (siècle).

Il semble qu'on s'habitue à une présence policière déployée comme en raison d'une situation prétendue anormale, comme si la délinquance atteignait des niveaux insupportables, quels que soient le sens et les concepts que recouvre ce mot : délinquance. Il semble qu'on s'habitue à se ressentir "en danger".

De même que la vision d'un rassemblement de CRS surarmés, engoncés dans leurs vêtements pare-balles (pare-balles !!), les instruments de mort pendouillant à leur ceinturon, battant le bitume auprès de leur car blindé grillagé, fait monter d'un cran la pression aux marges d'une manifestation et suggère des images de violentes émeutes

alors que la réalité, c'est, à Sivens le 25 octobre, un ou plusieurs gendarmes tirant à qui mieux mieux, dans l'obscurité, des grenades offensives dans le dos de manifestants - protégés il est vrai par leurs sweats à capuche - tirs probablement effectués par des gendarmes insuffisamment formés et/ou briefés, dans un moment de désarroi et de perte de contrôle, et couverts par un commandement inopérant au moment M, avec pour conséquence qu'une grenade a touché mortellement un jeune homme venu protester contre la construction inique, au bénéfice de céréaliers locaux, d'une retenue d'eau inutile à la majorité de la population, largement nuisible au paysage et à l'environnement, de surcroît non conforme - dixit Bruxelles - aux directives environnementales européennes, à tout le moins.

que la réalité c'est, à Lyon, le 21 octobre 2010, l'enfermement sur la place Bellecour d'une foule totalement désarmée et vulnérable, par un effectif démesuré de CRS carapacés et munis de canons à eau, images qui n'étaient pas sans évoquer certains stades chiliens. Foule qu'ils ont ensuite sciemment et non sans désinvolture, gazée aux lacrymo, blessant plusieurs personnes

que la réalité c'est le décompte, toujours dans cette bonne ville, un jour de 2012, d'environ 200 fonctionnaires de police mobilisés pour contenir 48 personnes venues dénoncer, devant l'Hôtel de Ville, l'expulsion en plein hiver de squats de Roms

et qu'on pourrait donner encore plusieurs exemples de violence policière sans perdre de vue que cette violence est commandée, mise en oeuvre et justifiée par l'état, lequel exerce aussi ladite violence en condamnant à six mois ferme le lanceur d'une canette métallique vide en direction des "forces de l'ordre"...

etc.

De même que la déambulation, dans les gares des grandes villes, de juvéniles bidasses portant dans leurs bras leurs FAMAS bébés métalliques, le doigt caressant la gâchette, inspire la sous-jacente angoisse de l'attentat venu de nulle part à quoi se joint l'appréhension d'être, en cas de déclenchement d'un quelconque incident, ou même si un soldat (un soldat !!), d'aventure, venait à péter un câble, statistiquement à tous les coups sur la trajectoire des balles compte tenu de l'effectif déployé et de la puissance de feu ainsi mobilisée dans un espace confiné.

Tout comme la présence insistante de caméras de vidéo-surveillance inutiles - surtout dans des espaces urbains particulièrement ouverts, très éclairés la nuit : grandes places, larges carrefours, porte surtout le fantasme du danger potentiel, aliment premier des votes sécuritaires.

Alors que le "taux d'élucidation" (!!) de tels dispositifs reste ridiculement faible (de l'ordre de 1 à 3 %).

Alors que, dans les grandes villes, le constant "redéploiement" de ces mille yeux tentaculaires de Big Brother ne cesse de se faire d'un quartier à l'autre (on dépend ici les grappes d'yeux, on les repend ailleurs), preuve par l'absurde que ça ne sert à rien sinon, on les laisserait là où elles sont.

Enfin, que ces équipements de surveillance de la rue sont ordinairement exigés des municipalités, à cors et à cris, par ceux-là même dont la source de profit est l'indécent étalage aux yeux de la masse, qui ne pourra jamais se les offrir, d'objets réservés à une "élite", je veux dire le commerce d'habillement et de bijoux "haut de gamme", demande qui signe de manière cynique les priorités d'une société sans morale mais non sans religion, où la préoccupation électoraliste tient lieu d'éthique aux politiques.

En priant le lectorat de m'excuser pour l'abus, dans le présent billet, de guillemets, de parenthèses et de points d'exclamation, signe indéniable d'un rapport conflictuel entre plusieurs niveaux de langages.

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à propos de clichés et stéréotypes...

Sérigraphie réalisée dans un atelier stéphanois