D'après le Robert 2010 (ça n'a pas dû bien changer depuis), procrastiner c'est ajourner, remettre au lendemain.

Or, en ce début de XXIe siècle, la procrastination a pris valeur néfaste. On l'emploie davantage pour stigmatiser que pour évoquer cette non-action tout à fait salutaire, qui consiste à remplir sa journée de ce qui peut être accompli par une honnête personne, pas plus pas moins (ou moins si l'humeur n'y est pas).

La Taulière déclare, en ce mois des résolutions, qu'elle s'engage à procrastiner peut-être un peu plus systématiquement encore qu'elle ne l'a fait jusqu'à présent. Car, mes soeurs, mes frères, oui, nous procrastinions, mais dans la honte secrète. Dans la déréliction de n'avoir pas été capables, dans la macération judéo-ch. de celleux qui n'ont pu remettre entre les mains de leur conscience le juste poids de leurs agissements humains.

Que sont donc ces agissements que l'on nous commande ? Aller ici, là. Terminer ce dossier qui pèse lourd sur le bureau et qu'on devait clore pour le 20 novembre. Prendre enfin ce rendez-vous qui nous encombre l'entendement. Appeler tous ces gens que l'on s'était promis de. Envoyer à telle personne ce qu'on s'était engagé à. Révision de la bagnole. Rendre les bouquins à la bibli car "gros retard ne fait pas l'abonné peinard". Passer à la banque au lieu de passer sur le trottoir opposé à la banque en ouvrant son parapluie par temps sec. S'occuper de ça. Et de ça. Faire des listes pour se tranquilliser, or les listes sont anxiogènes et dans cette "gène-là", croyez-moi, nul plaisir. Retourner au magasin voir si le machin, etc. Eplucher enfin ce chou que l'on a pris tout frais, perlé de rosée, au marché de samedi dernier et qui vieillit, morose, dans le bac à légumes. Que c'est mal ! Négliger la nourriture du bondieu, avoir dépensé en pure perte. Méééé non ! On en tirera bien pitance. Oui, mais procrastinée : il sentira un peu plus fort et sera moins croquant.

ET ALORS ???

En vérité je vous le dis, procrastiner est une vertu essentielle ! Elle permet d'apporter au corps et à l'esprit ce qu'ils réclament et qu'on fait taire ordinairement pour des motifs plus que discutables : un peu de repos. Quelque nourriture plaisante qui ne devra pas être épluchée et cuite dans deux eaux, mais juste sortie du sachet. Davantage d'yeux clos et de rêveries. Un petit retard au boulot, escargot mingot (montre-moi tes cornes !). Lire encore quelques pages. Glander.

Veuillez, s'il vous plaît, vous engager à procrastiner davantage en 2015 ! Si ce satané verbe à la sonorité d'affliction urinaire nous poursuit, c'est tout simplement que le nombre des tâches, obligations et autres tracassins n'a cessé d'augmenter, comme s'est décuplé le travail administratif depuis qu'on a "dématérialisé", au motif prétendu de le réduire, et qu'on a, en réalité, seulement réduit le nombre des personnels qui s'y employaient jadis, laissant une seule personne devant le turbin de dix, avec pour seule perspective en commençant sa journée de lire les quatre-vingt courriels apparus sur son ordi pendant la nuit, et qui, tous envoyés par d'honteux procrastinateurs, sont devenus urgentissimes puisqu'ils les ont envoyés avec beaucoup de retard.

En vérité je vous le dis : procrastiner est moral, indispensable, urgent, TOUTES AFFAIRES CESSANTES. Procrastiner sauvera le monde !

Ecrit assise sur une fesse à 10 h 40, au lieu de courir chercher des photocopies que je me suis engagée bêtement à quérir pour la prof de gym, et le machin ferme avant midi et après faut que je passe au marché et à la boulangerie. So what ? Il est dix heures 59, tout va bien. Comme le dit une merveilleuse carte belge trouvée dans la merveilleuse ville d'Ypres en novembre dernier (ah bon ? Je ne vous ai pas encore parlé de mon voyage vers le Nord de cet automne ? Un petit accès sans doute. J'y songe, j'y songe... Point d'impatience), comme le dit cette hilarante carte, représentant des mecs derrière des écrans énormes et désuets, style centrale nucléaire des années trente dessinée par Hergé ou peinte par Edward Hopper, avec un énorme tableau obscur sur le mur en face d'eux, où s'inscrit en lettres doucement lumineuses la recommandation suivante, que j'ai bien l'honneur de vous transmettre :

"Relax. Sit down, have a drink and do nada.
Everything is under control".

Ecrit aussi dans un mouvement de bonne humeur, avant d'aller faire lesdites courses... Et de découvrir un peu plus tard l'horreur. Non, ce matin-là tout n'était pas "under control". Je l'ai appris en rentrant après avoir allumé la radio.