« Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. »

Albert Londres, Terre d'ébène, Albin Michel 1929, cité par Wikipédia

sous réserve d'exactitude de la citation

La couv' de Charlie, pondue par Luz dans un moment sans doute épouvantablement difficile pour lui, est un drôle de dessin.

Voilà un mec sans doute encore en plein état de choc (on imagine les mois à venir pour tous ces survivants qui ont pris le truc en pleine poire), qui réalise, sous le coup et dans les larmes, un dessin plein à ras-bord de symbolique tous azimuts : d'abord son "prophète" est sympa. Il a une bonne tête, il a la larme à l'oeil et il prononce le pardon. Mieux : il "est Charlie" ! Le fond de page est vert, couleur à forte charge symbolique pour ne pas dire sacrée, chez les musulmans. Il y a dans ce message "tout est pardonné" et dans cette larme, comme un appel intime, désespéré, quelque chose de l'ordre du "pouce on arrête" que peut-être Luz lance à son insu, ou peut-être pas. Ou peut-être envoie-t-il au contraire, de manière très réfléchie, un message subliminal de type "OK on est à terre maintenant, vous voyez". Quelque chose comme ça. C'est un dessin d'une tristesse et d'une empathie infinie, le genre de clin d'oeil qu'on peut s'adresser entre endeuillés, lorsqu'on se croise à l'enterrement d'un proche et que, tous, on a les yeux rouges. C'est un dessin évidemment drôle, désespéré, compassionnel, une main tendue aussi et, oui, une invitation à sourire ensemble.

Pour les lecteurs de Charlie, pour les lecteurs de la presse satirique en général, il n'y a pas à se tromper sur le sens de cette une : elle n'est ni vengeresse, ni insultante, encore moins provocatrice ou caricaturale. Pas l'ombre d'un manque de respect, pas l'ombre d'une reprise de volée. Des gens dans l'état ou est l'équipe de Charlie aujourd'hui ne sont sans doute pas en mesure, et n'ont probablement pas le moindre désir, de relancer la machine. Pour le moment. J'écris cela en n'ayant pas lu - ni acheté, ce que je ne ferai pas, pour d'autres raisons (1) - le Charlie de cette semaine.

Encore bien y aurait-il dans le Charlie du 14 janvier d'autres atteintes à la religion (quelle qu'elle soit), il faudrait se souvenir de poser en premier qu'on n'assassine pas les gens pour des caricatures, ou, pour faire un lien avec l'autre tuerie, pour leur appartenance religieuse. Fallait-il le redire ? On n'assassine pas les gens, quoi.

Maintenant, sur cette conception de la caricature censément "injurieuse" envers un mec appelé "prophète" : nous avons d'un côté un monde musulman très composite - à l'échelon planétaire - avec toute la gamme des attitudes et des convictions : depuis ceux, nés dans une famille musulmane, devenus laïques, voire athées ; en passant par les croyants lambda qui remplissent leurs obligations religieuses à des degrés et avec des niveaux de "piété" divers, jusqu'aux fondamentalistes de tout crin, pour en arriver aux fous de dieu, aux enragés du djihad. Par parenthèse ceux-là ne représentent pas, comme ils tendent à le proclamer, le sommet de la hiérarchie des croyants, l'excellence et la perfection du religieux. Ils sont soit manipulateurs soit manipulés, dans une grande partie d'échecs géopolitique. Ne nous leurrons pas : sous les rodomontades théologiques, il s'agit bien de politique, de conquête, de recompositions territoriales. Et ça n'a pas changé depuis les croisades, les chrétiens ont largement donné le ton dans l'éternelle mascarade où la religion masque les fins militaires et commerciales. N'oublions pas le commerce.

Mais pour en revenir à ces musulmans dans leur diversité, ils ont un point commun : le tabou total de la non-représentation du prophète, un truc très profond, archaïque, même si on a mis la religion à distance de sa vie et même si, de nombreuses exégèses en témoignent, ce n'est pas tout à fait exact que sa reproduction en image soit interdite. Au-delà de ces subtilités, quiconque a pris la peine de visiter une mosquée s'est vu expliquer que la décoration de celle-ci ne doit comporter aucune représentation du règne animal, ni a fortiori d'image humaine, mais uniquement des éléments d'inspiration végétale et de dessins géométriques, la plupart du temps répétés à l'infini en petits motifs hypnotiques. Cette répétition, cette minutie picturale abstraite, lorsque vous êtes au coeur de la mosquée, a un effet immédiat sur vous. L'oeil n'est pas arrêté par un tableau précis, au contraire : il est accompagné par ces répliques de figures identiques, qui inspirent déjà quelque chose de l'ordre d'une méditation silencieuse, d'un retour sur l'intime, comme il convient pour le musulman qui dialogue avec son dieu sans intermédiation ni cérémonie.

Alors on peut en discuter jusqu'à plus soif : d'un côté ce monde, où la question de l'image est radicale. De l'autre, un monde - je vais l'appeler chrétien pour faire court - où au contraire exulte, dans une iconographie débridée, la représentation de dieu (sans parler de la santa familia : paternel patriarche, sainte vierge, esprit en pure colombe, fils crucifié, la tatan qui lave les pieds etc.) et de tous ses saints, qui n'ont pas fini de terrasser les dragons, d'exhiber leurs plaies et leurs flancs farcis de flèches dans les arènes romaines, de donner le spectacle de leur charité et de leur amour des chiens, des petits oiseaux, des agneaux... Et toute la symbolique des manteaux rouges, des voiles bleus, des têtes de mort, de l'eau lustrale et des linges immaculés... Et les récits héroïques, véritables bandes dessinées comme les tapisseries de l'Apocalypse déroulées au long des murailles du château d'Angers... Les rosaces, vitraux, triptyques, retables, tombeaux à gisants, enluminures monastiques, bla et bla. Et je ne vous parle pas des diablotins polychromes obscènes de l'église Saint-Austremoine d'Issoire (Puy-de-Dôme), vous n'avez qu'à y aller voir et les chercher par vous-mêmes, bandes de déluré-e-s.

Comment voulez-vous alors que des gens qui, depuis leur tendre enfance, même si aujourd'hui ils militent anars et bouffent du curé à tout bout de champ, ont l'esprit formaté par cette culture de la représentation, qui a nourri non seulement leur environnement spirituel mais encore leur éducation artistique, ne trouvent pas tout naturel de dessiner dieu ? Comment s'étonner que, rodés à la subtilité sémiologique, lorsqu'ils ont fait profession de caricaturistes ou qu'ils soient simples spectateurs de ces caricatures, ils soient capables de distinguer, à partir d'un infime trait de plume, un vrai salaud d'un brave type, de codifier telle ou telle attitude du personnage représenté, de suggérer un effet comique, voire d'induire une qualité morale ? Ces codes de la caricature sont multiples : nous les avons intégrés, ils sont presque des automatismes. Il suffit de regarder les dessins publiés depuis l'attentat au journal Charlie Hebdo, et de comparer les dessins produits par des artistes de différents pays, pour voir la différence d'approche, de symbolique. Et ce n'est pas seulement une question de censure. L'humour n'est pas codifié partout pareil.

D'un côté, donc, un "occidental" (2) qui trouve naturel le geste de représenter dieu y compris dans un contexte de rigolade. De l'autre, un musulman pour qui c'est un sacrilège.

Persister à ne pas comprendre que le musulman soit choqué par ce énième dessin relève d'un regrettable ethnocentrisme.

Inutile de répéter à l'envi que le dessin de Luz n'est ni injurieux, ni irrespectueux, etc. On le sait ! On en est persuadé ! Mais en dehors de toute signification induite par le dessin, son existence même est un défi, du moins est-elle vécue comme telle. On peut regretter cet état de choses, crier à l'obscurantisme et à l'intégrisme. Je regrette, ça ne fonctionne pas.

On en crève, de ça : de l'incapacité à se mettre, une fois ou l'autre, dans la peau de l'autre. De ne pas essayer de le comprendre au lieu de lui opposer en boucle ses propres arguments. Ca revient à vouloir ouvrir une porte de château fortifié avec une volée de graviers. On peut toujours répéter le geste...

Au-delà des prises de position guerrières irresponsables (celle du Pakistan à cet égard, avec sa manif pro-Kouachi et ses menaces plus ou moins voilées, donne hélas le ton) ; au-delà de la surenchère terroriste et des récupérations minables d'officines prétendant avoir commandité ces attentats qui ne sont que des massacres opérés par des décervelés ; au-delà de la curiosité judiciaire qui consiste à imaginer de mettre en taule, aujourd'hui en France, un certain nombre de cons en raison de leur seule connerie, ce qui augure d'une belle surpopulation carcérale à court terme - Brassens, expert en conologie, vous expliquerait ça mieux que moi - et avant la survenue prochaine, si l'on n'y prend garde, de lois d'exception, ce qui serait la prolongation assez ironique des manifestations massives de la semaine passée pour la liberté d'expression, y a-t-il une chance qu'un jour, autour d'une table, on puisse se parler et admettre des raisons qui ne sont peut-être pas de l'ordre du rationnel mais d'une fondation culturelle archaïque, qu'on ne réduira pas à néant par le moyen de conjurations, fussent-elles laïques et anticléricales ?

On souhaite à Charlie Hebdo, comme au Canard, comme à tous les bons journaux satiriques (3), longue vie et bonne santé (surtout à celles et ceux qui les font). L'incompréhension mutuelle dont j'ai voulu parler ne doit pas empêcher qu'ils continuent de distiller leur poil à gratter. On sait qu'ils l'assument. On est prêts, comme dans cette citation de Voltaire si galvaudée (peut-être apocryphe d'ailleurs) que je ne la répéterai pas mot pour mot, à les défendre pour cela, même si sur le fond on a des réserves.



(1) En raison de la grande foire commerciale qui était fatale, prévisible, autour de ce numéro. Les mises à prix abjectes dans les sites de vente donnent la gerbe, et entendre des droitos-intégristos-cathos de Neuilly dire qu'ils l'achètent juste pour mettre un souvenir dans leurs greniers, donne des envies de... cacaricature.

(2) Cette opposition "occidental" / musulman ne me satisfait pas, elle est de peu de sens. Le mot "occidental" lui-même est un peu déconnant. Opposer l'Occident à l'Afrique par exemple est, du point de vue d'une mappemonde, une absurdité. Mais bon, quand on dit ça, on voit de quoi, de qui on parle.

(3) A cet égard, on pourra jeter un fraternel regard sur le picard "Fakir". Bien gaulé, bien drôle. Devrait exister dans chaque région !

PS - en forme d'interrogation ouverte. D'abord, j'aurais bien aimé que Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro et Ahmed Merabet fassent l'objet d'un traitement médiatique aussi important que les dessinos-vedettes. Les hommages à deux vitesses c'est un peu bizarre non ?
Ensuite, c'est maintenant (mai 2015) qu'il convient de s'interroger sur ce qui s'est passé avant, pendant et après les attentats. Il y a eu une tentative intéressante sur F-Cul récemment.

Enfin, je redis mon écoeurement de voir que des centaines, plus d'un millier en fait, de victimes africaines d'attentats "djihadistes" n'ont pas fait bouger les "Occidentaux" que nous sommes. No comment.

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