Ou : les catholiques et roides manières de Saint Grapaud «El Rey», premier échevin de la cité

De Maître Grapaud «El Rey», eussiez-vous cru, en contemplant aux étals citadins, l'an dernier que le printemps pointait, sa binette benette à force d'être benoîte, que tant de malfaisance était en germe dans l'hémisphère droite de son cerveau, s'il en eût jamais un ?

Laissez-vous donc conter les innombrables myracles accomplis par le saint homme - si patelin fait saint.

D'abord, Grapaud «El Rey» fit, tout au long de l'hiver, issir les Roms hors leurs maigres et hasardeux abris et les repoussa. Jusqu'où ? A la mer ? Au Furan, depuis le pont d'Andrézieux où il se jette en Loire ? Par un ou par dizains ? Nul ne sçayt. On les voyait, puis tout à coup on ne les a plus vus. Ainsi s'accomplit le premier myracle du premier échevin : la disparition, l'effacement d'une population d'environ deux à trois cents âmes tout de même. Tout de même.

Autre : Grapaud «El Rey» fit au ciel s'élever (il faut qu'il en soit ainsi ; autrement, où donc seraient-ils passés ?) l'Irlandais et sa compagne qui, chevillés au pavé de la rue Saint-Jean, y chantaient le blues à peu près par tous les temps. De leur musique, de la voix rocailleuse de l'Irlandais plus très jeune, de sa guitare fatiguée mais néanmoins de bonne acoustique, on n'ouït plus dès lors la moindre note. Il paraît qu'en sus de leur élévation ils durent s'acquitter de trente-cinq beaux sols d'argent à titre de contravention pour occupation illicite du pavé, sans autorisation de l'échevinerie. Peste ! L'Irlandais et sa copine n'ont pas le cul gras : ça fait très cher du centimètre carré de pierre.

Le premier échevin menace à présent la petite dame qui fait commerce de ses jolies barbouilles au droit du marché. La pauvrette ne doit son salut qu'au parchemin serré en sa bourse, qui atteste qu'elle a bien demandé ladicte autorisation, laquelle ne lui a pas encore été accordée, et ne scayt quand ce sera.

Certes, les actions grapaudines ne sont pas de très-hauts faicts, je vous l'accorde.

Pourtant, de bleu marial revêtu (la cravate, surtout), l'échevin toujours et partout parade, la trombine riante. Mais ce sourire est fait du même métal que celui du pape romain : seule la bouche est étirée ; les yeux sont de glace ternie.

De l'avis de celleux qui auraient voulu un jour le contredire, il a des oreilles et n'entend point. Il poursuit ses desseins maléficques sans jamais considérer celui qui se mettrait en travers de son chemin ni prendre conseil de quiconque. De conseil d'ailleurs, n'y a plus : le conseil consultatif, sorte de saint-siège des sages de la cité, lourdement et lentement installé, a d'abord été purgé de toute malignité gauchère ou supputée telle. Le Grapaud est prudent : il balaie sa route, devant que de poser ses pieds dessubz.

Et encore : les archers vont maintenant par huit, ils sont partout ! Multiplication cananéenne de la police ! Chacun est armé d'une foudre électrique portative avecque laquelle il peut vous envoyer au fondement plusieurs milliers, voire plusieurs millions, de volts.

Soyons sûrs que tout quidam voulant résister à la « force publique », ou s’étant simplement trouvé sur le trajet mortel de ces pistolets sans poudre maniés par lesdicts archers, par cause d'une erreur, d'un moment d'égarement de celui qui le tiendra, se verra "décédé" de mort naturelle, ayant succombé à un ymphractus venu de nulle part. Et l'on dénombrera les corps dans le bas du pavé de la cité.

A part ça, le premier échevin n'est pas dépourvu de visions quant à l'essor de sa ville : il y remet d'abord la HOUATURE, que les précédents en avaient sinon chassée, du moins un tantisoit éloignée. Grapaud «El Rey» aime que les marchands soient contents, car les marchands l'ont porté au trône. Ceux-ci veulent les chalands garés devant leurs vitrines ? Grapaud y pourvoit en ouvrant le coeur de la cité aux moteurs puants. Ainsi s'inscrit-il dans la (toujours droite) ligne de son archevêque damné.

C'est que Grapaud «El Rey» est nanti d'une bonne droite ! Une droite passablement musclée, entièrement appuyée par la droite de Dieu. Et priez, si pouvez.
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Il est vrai que le premier échevin n'a pas que des succès : ayant vuidé de leurs sièges, lors de son intronisation, neuf administrateurs - dont deux directeurs - de l'Opéra-Théâtre, et ce dans l'ivresse de son ascension (lui aussi, s’est élevé, mais pas aussi haut que l'Irlandais, car on le distingue encore), il reçut comme roide soufflet, de la part de la justice du palais, d'avoir à les remettre en leurs fonctions sans délai. Arrêt assorti de certaines indemnités à plusieurs zéros, ce dont l'échevin ne se soucie : les deniers populaciers y pourvoiront. L'affaire au départ fit grand bruit, les jugements et plaidoiries qui s'en sont suivis, moins.

Autres : au sortir de l'été, pas moins de cent vingt-six personnes allant à pied dans les ruelles, furent mises en arrest pour contravention au code de la route. Ce faisant, la basse police de Grapaud les estoca d'amendes de quelques sols jusques à plusieurs dizaines d'yceulx. Le tout, à grand renfort d'archers du guet, et en quarante-et-cinq minutes, pas plus. Mais la populace gronda et notre premier échevin, après ce coup de semonce, renonça sans autre avis à son projet initial qui était de redoubler de sévérité envers les hères allant à pied, afin qu'ils n'eussent à se trouver en travers du chemin des carrosses métalliques.

Puis voici qu'arrivèrent les grandes fêtes du 8 mars, journée des très-sacrés et internationaux droits des femmes. Grapaud «El Rey» parcourut d'un oeil soupçonneux la liste des associations ordinairement associées aux festivités, que lui tendait son dircab (c'est l'Olivier Le Daim de Grapaud).

Déjà, il interdit que la Ligue des Droits de l'Homme fît partie des réjouissances, au motif que ladicte ligue envisageait une conférence sur les questions de genre.

"Genre !!" Voilà qui ferait au premier échevin tôt enfourcher son destrier caparaçonné de rose et de bleu, avec blason portant de gueule frigide à croix de travers et six boutins (boudins) d'argent sur lit de connerie. "Dehors, la Ligue !", tonna Grapaud.

Point non plus de SOS Racisme : ils envisageaient de débattre. "Quoi, DEBATTRE ! Qu'on les brûle !", rugit l'échevin. Les envoyés de SOS Racisme s'en furent.

Amnesty International cuidait quant à elle pouvoir pétitionner, comme faict d'ordinaire cet organisme spécialiste du plaidoyer dans tous les pays du monde, pour les droits des femmes en Egypte. "Moi vivant, nulle pétition en ce royaume", hurla le Grapaud, oubliant un instant qu'il n'était point roi de France mais simple échevin d'une cité du Massif Central commençant. "D'ailleurs, oucéssa les gyptes ?" se questionna in petto le peu lettré.

Les associations bafouées se retirèrent en bon ordre. La populace ulcérée décida de boycotter le "village des droits des femmes" dont les tentes vulgaires, agréées par le premier échevin, fanions au vent, avaient poussé sur la place Chavanelle.

Voilà, bonnes gens, pour celleux qui pensaient que gauche/droite c'est bonnet rouge et bleu bonnet : la nuance est de taille, elle faict aux citoyens mieux comprendre les arcanes politiques et c'est tant mieux, allez. La Taulière de cette histoire, elle-même tentée par cette ancienne antienne, se rabroue d'importance. Elle se souvient que l'équivalence des partis politiques est un des fondamentaux du front bas, national et couleur de pélerine d'agent de police.

Sachez pour finir que la ville enclose (qu'on dénommera plus tard "hyper-centre"), est aussi propre à cette heure que peut l'être une cité sans plus un seul Rom, sans l'ombre d'un clodo, vidée de ses musiciens des rues, de ses petits vendeurs et de ses mendiants. Le bitume y est lavé chaque matin à l'eau lustrale, le palais des échevins étincelle et croule sous les fleurs, le commerce voit ses trottoirs astiqués, le pavé luit. Saint Grapaud «El Rey» fait donner de la musique aux habitants d'Armeville : ce ne sont que tonitruants "klaxons et gyrophares", un ensemble de musique sacrée que chacun-e peut ouïr sans répit, de l'ouvert des volets à la clôture des croisées, nuit tombante et même au-delà.

CIMG5863.JPG Armeville est propre, Armeville se tient à carreaux. Armeville a oublié qu'elle dort sur les tombes de ses mineurs de tous les pays… Unis, mais plus en ce monde.

Quant au reste de la cité, si l'on passe outre les remparts de la ville enclose, on la trouve en tel arroi que par devant : silencieuse, de bonne crasse, aux trottoirs défoncés et constellés de cacas chienneux, à la voirie ruinée, aux impasses désertes. CIMG5848.JPG Les maisons tiennent toujours volets clos, lorsqu'ils existent. Les enseignes rouillent, les vieux immeubles grincent, les portes se dégondent. Le printemps fait remonter les plantes entre les interstices, ouvre des brèches dans le béton et s'apprête à élancer plus d'un volubilis au droit des façades aveugles (qui se cachent les yeux pour ne pas voir la présente mandature). La renouée monte à l'assaut des collines et continue de chercher l'eau, têtue. C'est dans cette ville-ci que se cachent des trésors et que l'on peut voir La Taulière arpenter, inlassablement, les voies collinaires pour les y dénicher, clic, clac ! (1). CIMG5854.JPG
En vérité, je vous le dis : promenez-vous plutôt en vos jardins et allez donc voir, pour vous distraire, le blog de Sacrip'Anne, une fille en colère bien sympathique aux billets percutants.

PS – il manque une photo qui aurait complété le triptyque "sécurité plus plus", mais que je n'ai pas eu le temps de prendre : celle d’une des affiches posées partout derrière les vitres des « mobiliers urbains » la semaine passée. L’on y voyait une personne "en situation", visage grave, air "concerné" (traduction : là, on va m'agresser - me piquer mon sac, etc.). Légende : « en cas d’incident » (variante : « pour votre tranquillité »), blah-blah, « composez le 17 » et en dessous : POLICE MUNICIPALE. C’était juste un appel senti, bien clair et bien posé, à la délation. Elles ont été virées des panneaux urbains à l’aube de la Biennale du Dézingue. Faut croire qu’elles faisaient tache ! C’est vrai, la Biennale, c’est plein d’étrangers, ils auraient pu mal l’interpréter…

(1) Ceci plairait à Gilles Clément, le jardinier-philosophe : « La déchéance même des actions finies (par exemple les constructions) me semble fournir une base de réflexion utile, même si je trouve que leur survivance est un refuge coûteux à la nostalgie du passé de l'homme. L'énergie qu'il déploie pour conserver des bâtiments désaffectés ne peut s'expliquer que par l'assimilation qu'il fait de sa culture à ses racines profondes»''. A propos des friches, dans Où en est l'herbe ? / Réflexions sur le jardin planétaire, Gilles Clément et Louisa Jones, Actes Sud 2006.

Gilles Clément était hier à Sainté, j'espère qu'il a eu le temps de parcourir cette immense ville oubliée de ses édiles - en particulier ses parties collinaires et celles qui se situent le long de l'immense tranchée SNCF qui départage l'agglomération. Il y a ici de quoi ravir notre chercheur.