Retrouvons Gilles Clément, cité dans le billet précédent (Où en est l'herbe ? Réflexions sur le jardin planétaire, textes présentés par Louisa Jones chez Actes Sud 2006) et rencontré à la Médiathèque de Saint-Etienne. Rencontre fructueuse que celle de cet homme que j'appellerai définitivement jardinier-philosophe : bon semis, grosse récolte !

La lecture de Gilles Clément n'est pas facile, mais elle n'est pas inaccessible. Elle demande un certain effort, pour ce que j'en découvre (la bibliographie de cet auteur est époustouflante). La notice Wiki, très incomplète, donne un aperçu des publications et grandes idées de cet auteur, et en particulier de quelques concepts issus directement de sa pratique, de ses réalisations et de ses innombrables voyages, comme par exemple :

- le jardin planétaire

C'est le monde du vivant dans son ensemble, foin des frontières et des décisions nationales ou autres en matière d'aménagements. Plus de juxtaposition mais un continuum : « Le Jardin Planétaire ne saurait se soumettre à une cartographie classique. Il est partout, il occupe la biosphère, son territoire est l'épaisseur du vivant (...) un enclos autonome et fragile, où chaque paramètre interfère sur l'ensemble, et l'ensemble sur chacun des êtres en présence.
Devenu jardinier planétaire, c'est-à-dire responsable de la Terre entière, l'Homme en mutation, surpris dans son délire technologique par un si violent rappel à l'ordre de la nature, doit inventer une ingénierie écologique qui oriente le dessin des jardins et surtout les "aménagements" d'aujourd'hui. »
(sauf autre indication, toutes les citations sont extraites de "Où en est l'herbe ?", livre constitué lui-même d'extraits d'autres publications de cet auteur : "Gilles Clément, une écologie humaniste", "Thomas et le Voyageur", "Manifeste du Tiers-Paysage", etc. ou de notes présentées dans diverses expositions).

- le "tiers paysage"

Délaissés, friches, interstices ou zones-tampons entre deux paysages domestiques, morceaux dédaignés des aménageurs et urbanistes... ou qui auront échappé à leur rage de régler le pays ; Gilles Clément entend les protéger, les promouvoir, les réhabiliter plutôt, et les jardiner : « Ce qui est dit dans la friche résume toute la problématique du jardin ou du paysage : le mouvement ».

Jardinier-philosophe mais aussi militant très engagé, Gilles Clément n'a pas de mots assez durs pour la dictature "économique". Il affirme que le terme "d'économiste" devrait être ramené à son sens le plus strict : être économe c'est savoir faire avec moins. Alors que l'humain, dit Clément, vit dans un système de dette permanent (= anticipe des ressources dont à vrai dire on ne sait rien, et les dépense par anticipation, qui plus est pour produire d'épouvantables amoncellements de choses inutiles), la plante, elle, se nourrit de ce qu'elle peut produire elle-même, régule sa consommation en fonction des disponibilités et utilise l'énergie solaire... A l'écouter, on peut franchir assez allègrement le pas jusqu'à penser que le règne végétal est d'une intelligence tellement supérieure à la nôtre qu'on devrait commencer à s'interroger à ce sujet...

Gilles Clément est un de ces auteurs dont on dira sans doute, quand il sera trop tard (à compter qu'il reste quelqu'un sur la planète à ce moment-là pour émettre une opinion, à compter qu'il reste quelque chose de l'ordre de la pensée et du langage humain), qu'il avait prévu "tout cela" (quoi qu'il doive, immanquablement, se produire). La perspective d'une catastrophe majeure, si le monde continue d'aller comme il va, ne semble d'ailleurs pas l'inquiéter plus que cela car, a-t-il conclu jeudi soir en substance et par manière de demi-plaisanterie : un ou deux Fukushima, un Tchernobyl, quelques Hiroshima, et hop... ç'en sera fait de l'humanité. Les plantes, elles, survivront. Les graines enfouies attendront leur heure, et elles reviendront. Ce ne sera plus la Terre qu'on aura connu, ce sera... autre chose ! "La vie doit beaucoup aux catastrophes"...

Dans une hypothèse plus optimiste, d'une planète "revenue de loin" et où la pensée, les prescriptions de Gilles Clément et de ceux qui ont oeuvré ou rament encore dans le même sens (Fukuoka, Dumont, Claude Bourguignon, Pierre Rabhi, pour ne citer qu'eux), auraient enfin triomphé sur la marchandisation folle et ses conséquences mortifères, dans l'hypothèse - devrais-je dire : l'espérance ? - d'une planète assagie, devenue le "jardin planétaire" cher à ce philosophe... Dans une hypothèse où l'Homme ne se verrait plus comme une espèce supérieure au reste du vivant qui s'autorise la prédation de tout le reste mais comme partie de ce tout ; où les "biens communs" de l'humanité ou plutôt, communs à l'ensemble des habitants de la planète, seraient équitablement partagés, où les modes de vie, responsables, créeraient une sorte de nouvel âge d'or, dans ce cas, à coup sûr Gilles Clément figurera, dans les bibliothèques, parmi les maîtres essentiels.

Lire Gilles Clément donne une furieuse envie de découvrir ses réalisations. Promettons-nous ce tour-là...

Pourtant, si l'on en croit l'accueil mitigé, voire biaisé, que reçoivent ses préconisations, rien n'est fait :

« Les moyens utilisés par la société pour se rendre aveugle et sourde aux trop exigeants projets de nature sont à peu près toujours les mêmes. Après avoir suspecté l'enfant dans l'adulte qui s'émerveille, on masque les urgences de ses requêtes par cette étrange fumée culturelle : l'art. On dit "c'est un artiste". Sous-entendu : ce n'est pas grave, ça passera peut-être. »

En 2006, évoquant une analyse paysagère qui lui avait été commandée par le Centre d'Art et du Paysage de Vassivière, en Limousin, pour le site du lac du même nom, Gilles Clément fait un constat un peu amer, qui résonne aujourd'hui de manière assez prophétique :

« Nous avons livré une étude simple à lire, pourvue de nombreux exemples et facilement applicable (...). Mais elle se heurte à la vision des "développeurs" dont les projets consistent à installer des pôles touristiques en rives, accompagnés d'aqua centers et autres produits de loisirs ordinaires, au risque de perdre les singularités paysagères et environnementales du lieu. »

Voyez plateau de Millevaches ; voyez Chambarans ; voyez Sivens, Notre-Dame des Landes, Grand Stade de Décines (Lyon), chantier moins médiatisé au niveau national mais qui a causé la disparition d'une zone agricole sacrifiée au profit de ce temple marchand bien plus que sportif (et même...).

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La première version de ce billet s'apparentait, à mon corps défendant, à une arnaque : sous couleur d'y parler de Gilles Clément, j'y parlais beaucoup de moi. Le déferlement de souvenirs rattachés à la petite cosmogonie personnelle n'ont rien à faire ici.

Reparlons plutôt de notre jardinier philosophe. La Taulière est émue de trouver, dans le dernier texte de "Où en est l'herbe", texte qui donne son titre au recueil, deux paragraphes qui, traitant de la ville, recoupent ses vieilles obsessions ("l'urbanisme est un totalitarisme", etc.) et son coup de coeur pour Saint-Etienne (laquelle est karcherisée tout de même, voir billet 219) :

« Que fait-on dans une ville où les trottoirs se nettoient au Karcher, où les 4x4 avancent bardés de chromes pour chasser tout ce qui encombre devant, les passants et les buffles ? Une ville où l'ordre s'obtient à la souffleuse, à la sulfateuse, à la surveillance des faciès, où tout est net, réglé, presque suisse, où les déchets disparaissent dans les boîtes rangées, où les vigiles gagnent l'espace public, où le public hésite, où les chiens chient coupables ?
Que voit-on dans une ville gagnée à l'ordre, débarrassée des "racailles" et de tout ce que le prétendu ordre a jugé illégal, une ville sans recoins, vidéosurveillée, transparente, mécanique et fluide, une ville asséchée, obéissante, soumise aux seules nécessités de son développement ? Que voit-on sinon l'infraction au système ? Un papier à terre se remarque depuis l'autre bout de la rue. S'agit-il d'un oubli, d'un crime ou d'une installation ?
Et cette herbe, là ? Qui a laissé venir l'herbe ? S'agit-il de coupables laxistes ou de décideurs subversifs ? »

Pouvait-on rêver, pour clore cette citation et cet aperçu de Gilles Clément, plus beau dernier mot ?