D'abord, il y a l'aîné : Dino Buzzati et son "Désert des Tartares" : Drogo, officier devenu quasi ermite du fort où on l'avait affecté au début de sa carrière, se montre aussi incapable d'en sortir lorsque cela se pourrait, que désireux de le faire alors que mille impossibilités surgissent. Manquant avec un acharnement suspect toutes les possiblités de mutation, Drogo vieillira au fort, dans le décor minéral de ce qui semble être les Alpes dolomitiques, attendant un ennemi qui ne viendra pas (thème qui inspira aussi la belle chanson de Brel, Zangra). Sublime ironie : lorsque l'ennemi enfin se pointe aux confins d'une frontière scrutée pendant des décennies à en user les jumelles, Drogo, à l'agonie, est en cours de rapatriement dans sa ville. Il mourra sans avoir pu faire "sa" guerre. Le scénario élaboré par Buzzati est un support conceptuel rigoureux avec lequel il pousse la situation au-delà de l'absurde. Son récit s'épure au fil des pages et laisse voir la trame d'une fable philosophique sèche comme le désert en question.

Paul Auster reprend l'idée - avec la variante intéressante d'un implacable jeu - dans "La musique du hasard" : le héros - si l'on peut dire - rencontre, au cours de son errance, un compagnon de fortune qui semble bien incarner le loser éternel. Il le sort de l'embarras, puis accepte imprudemment d'aller jouer avec lui, alors que rien ne l'y oblige sinon cette fameuse fatalité de la "musique du hasard", une partie de poker perdue d'avance dans la propriété aux couleurs de château hanté, de deux frères âgés et rusés... Lessivés, les perdants se retrouvent en train de payer leur dette en construisant un mur infini... qui les emprisonne.

Un écrivain anglais un peu marginal (dans le sens où il n'est pas issu du sérail) : Magnus Mills, use le thème avec talent jusqu'à la corde, dans ses deux romans (vivement conseillés) : Retenir les bêtes et Sur le départ, titres qui annoncent la couleur mais pas la cruauté des situations auxquelles sont confrontés chaque fois les (anti)héros de Mills : dans le premier, des ouvriers construisant des clôtures pour des parcs à moutons ne cessent de tuer accidentellement leurs clients, font disparaître les corps et continuent d'aller de chantier en chantier. Ils se retrouvent, lorsque la boucle de leur errance est bouclée, en face de quelqu'un qui a tout compris et dont on peut penser qu'il va le leur faire payer cher. Mills laisse entier le suspense jusqu'à la dernière phrase du livre où il fait dire en substance à ce deus ex machina : "on va reprendre depuis le début". Dans "Sur le départ", un campeur n'arrive pas à quitter le camping à la fin de la saison et se trouve embringué dans la vie locale, quasiment prisonnier de son loueur qui l'exploite jusqu'à la moëlle et abonné à deux pubs, aussi maltraité dans l'un que dans l'autre et aussi invinciblement attiré par l'un et l'autre. Deux bouquins hilarants et méchants.

Dans ces quatre premiers titres, les "enfermés" ne recouvreront pas la liberté - du moins pas que l'on sache. Chez Buzzati, c'est clair, il fait mourir son officier. Auster ou Mills font planer un léger doute.

Haruki Murakami tente le coup dans ses "Chroniques de l'Oiseau à ressort", avec un narrateur qui va s'enfermer, au fil du roman, de plus en plus souvent dans un puits à sec, tirant le couvercle sur lui pour méditer à l'aise. Le puits, archétype de l'enfermement (il ne devrait d'ailleurs pas pouvoir en sortir - sans les ressorts de l'intrigue), l'emmène en fait dans d'autres lieux (réels ou rêvés) tout aussi aliénants, mais il y a tout de même passage (symbolique). "Kafka sur le rivage", du même, puise aussi à la veine initiatique : le héros et son double (un vieil homme) marchent inexorablement l'un vers l'autre au fil d'une intrigue complexe au cours de laquelle, souvent, le héros "s'enferme". Mais chez Murakami, le fatum n'est pas aussi plombant que chez les précédents auteurs cités et le jeu de l'enfermement reste un jeu, dont il faut découvrir les règles. Japonais, forcément japonais...

Roberto Bolaño, auteur chilien avec lequel on peut s'attendre à tout, exploite le thème de l'enfermement volontaire dans "Le Troisième Reich", qui semble avoir été son premier roman publié récemment à titre posthume : qu'est-ce qui empêche Udo Berger, jeune Allemand en vacances sur la Costa Brava, de quitter son hôtel à la fin de son séjour ? Mille fils entremêlés : la présence de l'hôtelière, qu'il a connue, lui-même encore enfant, lorsque ses parents descendaient dans le même hôtel et qui n'est pas "si vieille que ça"... L'assassinat (ou suicide ?) d'un compatriote rencontré en discothèque ? Ou plutôt la passion de Berger pour les jeux de guerre (il préfère jouer dans sa chambre qu'aller à la plage) ? La variante stratégique, objet de sa recherche, et qui lui permettrait d'écrire un article définitif sur la question dans une revue spécialisée, est mise à mal par un mystérieux joueur venu sinon de la mer, du moins de la plage... Un loueur de pédalos sud-américain, un peu vagabond, qui pourrait bien être un avatar de Bolaño, lequel a longtemps vécu de petits boulots en Catalogne. Etrange, comme tous les bouquins de Bolaño ; poignant, ironique et cruel lui aussi. L'issue du jeu "Troisième Reich" qui a donné son titre au roman, reste incertaine jusqu'aux dernières pages. Elle est un chef-d'oeuvre d'ironie dont on ne dévoilera rien ici.

T.C. Boyle, découvert tout récemment dans "La Belle Affaire", n'y va pas de main morte : il enferme ses trois personnages dans une cabane paumée au milieu de nulle part en Californie (si mes souvenirs sont bons), au milieu d'un domaine où ils sont censés cultiver la marie-jeanne à très grande échelle pour le compte d'un "ami" qui a mis les fonds de départ dans l'entreprise et les entretient tout au long d'une longue année ponctuée de deux saisons extrêmes : l'une de pluies torrentielles et de flots de boue ; l'autre, d'une sécheresse et d'une chaleur à faire brûler l'herbe (qui pousse bien, merci) et la cabane ! Tout cela sur fond de harcèlements policiers qui viennent pimenter l'affaire (pas si belle). Le nombre de fois où le héros est sur le point de larguer tout le bordel ne se comptent plus, mais il restera jusqu'au bout... du roman, ou presque, alors que rien ne l'y oblige, qu'il vit un calvaire dans cette aventure agricole hasardeuse... et que l'ami qui l'a attiré dans ce guêpier, ami au nom prédestiné de "Vogelsang" (= chant d'oiseau), l'a déjà trahi. Cependant le narrateur (sinon, il ne le serait pas), s'en sort. Pas glorieusement, mais enfin il y parvient. T.C. Boyle dédie son livre "à mes amis épris d'horticulture", ça donne le ton !

Qu'est-ce donc, qui fascine autant les romanciers dans cette situation apparemment surexploitée (mais dont les variantes sont infinies) ? La Taulière se demande aussi pourquoi les auteurs de ces huis-clos (tiens, à propos...) sont tous des hommes ?

Certes, si l'on voulait se livrer à un décompte statistique du sexe des romanciers depuis que le roman existe (ce serait une intéressante tentative), il y a fort à parier que la balance pencherait fortement du côté masculin (80/20 ?). Mais cela ne donnerait aucune indication sur la prédilection des auteurs mâles pour le scénario de l'auto-enfermement. Si quelqu'un connaît une auteure ayant conçu un tel dispositif dans un de ses livres, il serait bien aimable de me le signaler.

Et à propos, « (...)un auteur oulipien c’est quoi ? C’est « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir ». Cité dans la présentation de l'OuLiPo, sur oulipo.net.

On aurait pu ajouter à la liste "En dessous du Volcan", car ce que décrit Malcolm Lowry, dans ce roman magistral (1), c'est bien un enfer intime et un homme enclos dedans. Mais l'interminable valdingue cuitée du Consul entre Oaxaca et Parian (Mexique), qui le conduit de cantina en cantina jusqu'à la titubation terminale qui le clouera au dernier bar, d'où il ne ressortira que pour se faire abattre como un perro, n'est pas le fait de son libre-arbitre, sinon de la tequila et du mescal. On ne peut donc pas affirmer sérieusement que le Consul, au point d'imbibition où il en est arrivé, détienne une quelconque clé pour se sortir de là.

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(1) Une des choses les plus émouvantes qu'il m'ait été donné de lire, c'est la lettre d'une cinquantaine de pages qu'adresse Lowry à son éditeur, Jonathan Cape, en réponse à un courrier très retors de celui-ci, d'où il ressort, en gros et sur un ton de menace voilée, que si Lowry accepte de faire les innombrables corrections et coupures que suggèrent les lecteurs de la maison d'édition, le roman sera publié illico, et que dans le cas contraire, J. Cape serait amené à "reconsidérer les choses, ce qui ne signifie pas nécessairement que je le refuserais".

C'est pitié de lire l'argumentaire-fleuve (extrêmement bien construit) de Lowry, où l'on voit l'auteur se battre dos au mur pour défendre son bouquin point par point et surtout, l'intégrité de son texte. Les corrections ou suggestions de coupures des lecteurs de J. Cape sont ineptes. La réponse de Lowry est courtoise mais ferme. Ce qui emporte l'émotion, c'est de voir avec quelle passion, quel talent, quelle détermination, il défend la forme et le contenu du Volcan, concluant que, dans toute cette affaire, ce qu'il a voulu, au fond, c'est faire un livre. Lequel est un indiscutable chef-d'oeuvre, et n'aurait pas été ce qu'il est si Lowry était passé sous les fourches caudines de l'éditeur.