C'est en allant à la piscine, en fait.

Plutôt que de descendre jusqu'à la gare l'avenue Denfert-Rochereau (Pierre Marie Philippe Aristide, surnommé le Lion de Belfort pour s'être trouvé là-bas en 1870, au moment où les troupes prussiennes tentaient d'enfoncer la frontière germano-française, et avoir fort bien résisté), je coupe à gauche par la petite rue Cugnot (du fardier), laquelle m'amène directement au niveau du pont de chemin de fer.

Cette courte artère, qui figure l'hypoténuse d'un triangle rectangle dont les côtés perpendiculaires seraient l'avenue D-R et l'Esplanade de France qui longe la gare, est numérotée de 1 à 19 et ne comporte rien qui accroche le regard, si ce n'est, côté droit en descendant, une maison individuelle placée très en retrait et en surplomb de la rue, maison dont les propriétaires ont fait placer en haut de leur mur, à la manière d'un dispositif anti-bruit mais plus vraisemblablement pour se prémunir de la triste vision d'un panorama urbain étriqué et désuet - ou s'en cacher, des plaques de verre dépoli découpées dans une jolie forme de flamme et de grandes dimensions : 4 plaques au total, délimitant sans doute une terrasse. Intelligent : ça crée de l'intimité sans cacher la lumière ; esthétique, si l'on veut, et risqué : le bris de verre, dans ce quartier, n'est peut-être pas rare. Supposition entièrement gratuite au demeurant, due à la proximité de la gare, or les quartiers de gare sont réputés mal fréquentés, Mâme Bouziges.

Au bout de la rue Cugnot, la devanture de l'ancien petit café "Le Châteaucreux" est maintenant entièrement recouverte de nouvelles et récentes affiches, en particulier la moustache multicolore du "Deluxe Family Show" annonçant un concert, ou un événement musical quelconque. L'épaisseur de papier devient considérable. Cette dernière couche bigarrée rend illisibles les petits textes calligraphiés autrefois, à l'exception de celui, déjà cité, qui figure en bandeau tout en haut.

Je rappelle ici ce qui m'a donné l'idée de cette déambulation descriptive : la lecture de deux ouvrages étonnants. Jean Rolin s'était donné pour objectif, dans La Clôture comme dans Terminal Frigo, d'inventorier en détail l'infime, le laid, le désert, le délaissé. Il avait choisi pour terrains d'aventure et de narration des "non-lieux" inhumains - boulevards périphériques, sites portuaires - dans lesquels il a débusqué la vie des gens qui, contre toute attente, les peuplent. Il en a fait deux livres de toute beauté.

Soit dit en passant, si l'on examine la phrase précédente d'un point de vue mathématique, on pourrait conclure que, les négations s'annulant, des "non-lieux inhumains" deviennent des lieux humains.

Sans compter que nulle prétention de cet ordre ne m'a traversé l'esprit (écrire un roman intitulé "Châteaucreux", "Le Pont" ou "D.R.-C"), je n'ai fait que survoler une insignifiante portion du quartier de la gare où la présence d'humains (que je n'ai d'ailleurs pas interviewés) est celle, anodine, de la population éparse dans une ville de province et ne laisse imaginer que peu d'histoire(s) : ouvrier chargé d'outillage, mémé allant au ravitaillement, le cabas lui battant les mollets ; type désoeuvré qui déambule en vapotant (je le suis dans une trace odorante de vapeur parfumée à je ne sais quoi, un truc qui évoque un institut de beauté) et pénètre dans un immeuble lambda.

A signaler toutefois, pendant ce trajet matinal :

- ce que j'avais pris l'autre fois pour un loft d'habitation est en fait un petit groupement d'entreprises branchées (au 21 ou 23 de l'avenue D-R). Le petit bâti, dont le fronton semble l'oeuvre de Joanny Morin ou d'un de ses élèves, ne comporte aucune signature d'architecte.

- le restau à viandes "Les Trois B" (une recherche sur internet ne donne pas grand chose pour identifier ces B, à part l'hypothèse bas de gamme de "Boire, Baiser, Bouffer") affiche, pour le menu d'aujourd'hui : "Aiguillette couronne polluée". Ce que, ayant effectué un pas en arrière pour vérifier cette étrange suggestion de menu, je lis mieux : "Aiguillette Garonne Poellée (sic)" ; un temps de réflexion plus loin (est-ce du canard ? La Garonne semble indiquer une IGP de bestiole du Sud-Ouest), j'en suis finalement arrivée à la solution de cette petite énigme : il s'agit d'une aiguillette baronne (sorte de steak). Poêlée. Beurk, beurk, gerb'gerb.

- le pont du chemin de fer, par moi abusivement baptisé viaduc, est identifié par une plaque vissée dans le contrefort du remblai juste avant le passage sous l'ouvrage, et qui indique "Pont du Soleil", suivi d'une date d'inauguration et de la référence à une élue régionale. La désolante manie des édiles de marquer leur territoire à l'aide de ce genre de plaques n'a pour utilité, finalement, que de souligner la fugacité et le peu d'importance de leur passage aux affaires publiques. Ils pourraient tout aussi bien pisser, comme au bon vieux temps.

Pont du Soleil, pour qui ne connaît pas la ville, pourrait sembler un peu emphatique pour un pont de chemin de fer de facture actuelle (tablier plat sur poutrelles, dalle sur laquelle passent les trains et en dessous, entre deux murs "carrelés" de grandes plaques de, 2 x 2 voies et deux trottoirs protégés, passage peu éclairé mais tout de même assez large pour ne pas constituer un lieu anxiogène. De lumière ici, essentiellement celle qui arrive par les deux extrémités.

Le "Soleil" dont il est question ne se réfère pas à un micro-climat, mais à l'appellation du quartier (1), autrefois inclus dans un village indépendant nommé "Outre-Furens" (2). La première occurrence de ce toponyme est donnée pour très ancienne (début du 13e siècle).

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Du bourg industriel, aujourd'hui enclos dans la ville et frontalier d'espaces assez désolés ou industrialisés, il ne reste qu'un quartier très pauvre, très populaire, où les bobos toutefois commencent à acheter, ce qui augure d'un futur quartier branché. Ce qui risque de prendre une cinquantaine d'années, dans une hypothèse de développement urbain résolument optimiste (si on se place dans le mental des investisseurs. Si c'est dans mon propre mental, moi je serais pour tout laisser en l'état évidemment).

En attendant, le clocher de l'église du Soleil, qu'on peut voir, dans une certaine perspective, parfaitement aligné avec le minaret de la Grande Mosquée (fait qui m'a été signalé avec humour par le trésorier de l'association musulmane de la Mosquée Mohamed VI, qui s'amuse de voir les photographes chercher le bon angle pour avoir dans le même cliché les deux lieux de culte) sert de signal à tous les environs. On l'aperçoit de la gare et, lorsqu'on se déplace dans le secteur, on le voit errer d'un bout à l'autre de la plaine, frère modeste des clochers proustiens vagabonds de Martinville. Son petit bulbe, pas du tout représentatif de l'architecture religieuse locale, reste aussi énigmatique que la date de sa construction (probablement 19e).

A noter que le fait de passer sous le chemin de fer, à Saint-Etienne, est plus rare que de franchir sur une passerelle les voies profondément enterrées dans de vastes tranchées, comme c'est le cas dans la partie sud de la ville où elles constituent d'infranchissables fossés-frontières inter-quartiers, les passerelles étant rares. Ici, dans le nord-est de l'agglomération, ce pont ouvrant un quartier à l'autre est un indéniable marqueur des "temps modernes".

Une fois passé, donc, sous le pont, on débouche sur un espace totalement plat (une rareté ici) la Plaine Achille, où s'est donné libre cours, dans les années soixante à quatre-vingt, la création d'imposantes installations sportives (piscine olympique, patinoire, stade), d'un "Palais des Spectacles" atrocement laid, et d'un très vaste parc peu arboré, dont le projet paysager n'apparaît pas nettement. Plus on va vers l'extérieur, plus la plaine Achille, plus tard devenue ZAC, est "branchée" avec tout ce que Sainté compte de Technopôles, zones industrielles et autres Zénith.

Et ça devient une autre histoire.

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(1) Un joli croisement de toponymes entre Marseille, où l'on trouve un Marché du Soleil (et peut-être une cité du même nom) et son homonyme ici, tandis qu'au Chambon-Feugerolles, "banlieue" sud-ouest de Sainté, on trouve une Cité Marseille dont personne jusqu'à présent n'a pu me donner la raison d'être.

(2) Outre-Furan (autre orthographe, plus récente) indique un habitat situé sur l'autre rive du Furan, rivière qui traversait Sainté à ciel ouvert jusqu'au 18e siècle et qui, cela a déjà été signalé, a été entièrement recouverte sur une grosse partie de l'agglomération.