Préliminaire : au-delà du double symbole "éducation" et "nationale", il faudrait savoir de quoi l'on parle lorsqu'on les prononce : des soutiers (les profs et personnels d'éducation) ? Des officiers timoniers (corps de direction et d'inspection) ? Des bénéficiaires de leurs efforts conjugués (les élèves) ? Ou bien de l'administration académique, ministérielle ?

Bref.

On est donc réveillée brutalement d'un doux songe dans lequel, supposait-on - en dehors de toute raison, d'ailleurs, mais parce qu'on aime à penser en termes de progrès - la grande maison progressait, sur la base des leçons retenues d'échecs répétés, loupés et autres conneries réitérés, et s'était débarrassée, entre autres vieilles nippes, de l'exécrable langue de bois des années quatre-vingt (et sans doute avant, mais on n'y était pas), et qu'aux abords des années 2010 et suivantes (on n'y était plus), un vent moderne soufflait sur le navire.

Funeste erreur : c'était oublier dans quel marbre était fondée l'Educastration Nationale, comme l'appelait un vieux médecin de ma connaissance. A l'intérieur de ses instances les plus cloîtrées (les gens qui bossent au Conseil Supérieur des Programmes font partie de ces ordres muets), ça continue de cogiter avec les mêmes logiciels exactement qu'il y a vingt ans, trente ans.

Aussi le Canard Enchaîné de cette semaine peut-il se régaler en fournissant quelques lignes du "Projet de programme" de la réforme des collèges :

"L'organisation et la progression des apprentissages au cours des différents cycles de la scolarité obligatoire sont pensées de manière spiralaire et curriculaire".

Au chapitre de l'Education Physique et Sportive, on apprend que l'élève devra :

"(...) traverser l'eau en équilibre horizontal par immersion prolongée de la tête (...) dans un milieu aquatique profond standardisé".

Tout ça donnerait à rire - et le Canard ne s'en prive pas, qui cite ces perles sous le titre "Spiralaire de quoi ?" (Canard Enchaîné du mercredi 22 avril 2015, page de couverture) - si ça n'était pas tragiquement con.

Que les crânes d'oeufs qui pondent ces machins ne soient pas foutus d'écrire qu'un minot doit être capable de traverser une piscine en sachant nager la tête sous l'eau ; qu'en géographie on lui demande de "s'intéresser à l'habiter" (sic) et de produire, dans toutes les matières, des "actes langagiers" (autres perles citées par le Canard), c'est pour la paisible retraitée qui lit, navrée, ces deux petites colonnes du Canard, le signe que de redoutables poches séniles perdurent et se reproduisent au sein de ce grand corps.

On appréciera "l'habiter", jargon emprunté directos à l'espèce des urbanistes, aimée de la Taulière.

Un autre exemple : avoir entendu Hollande récemment annoncer (curieux, c'est passé inaperçu des médias) qu'on allait "enseigner le numérique" aux enseignants (à ce stade la Taulière empoigna le mur et s'y cogna le front de manière répétée) montrait à quel point le mal était profond : elle sait de quoi elle parle, puisqu'en son temps on l'a missionnée pour "enseigner l'informatique" à des élèves qui en savaient déjà plus qu'elle sur le sujet. Quant aux formatrices de l'IUFM qui formaient les profs, ne les évoquons même pas.

Le temps qu'on a passé avec ces âneries (temps payé pour tous : formés et formateurs), pendant que les logiciels évoluaient à la vitesse grand V... et que les gamins commençaient à jouer avec leurs portables !

Sans compter que la génération montante des jeunes enseignants qui vont s'asseoir sur les bancs des ESPE (sucesseurs des IUFM) va en savoir un tout petit peu plus long, en matière de numérique, que les formateurs, et heureusement ! Il y a belle lurette d'ailleurs que les jeunes profs manient ces outils dans leurs classes...

Pour en revenir à cette énième réforme, il y a de bonnes initiatives dans le projet, comme par exemple "l'accompagnement personnalisé" généralisé : mais avec quels moyens réels, et jusqu'où ira cette "personnalisation" ? Au fait, l'Education Nationale a-t-elle entendu parler de la dynamique de groupe, des modèles collaboratifs ?

Mutualiser les expériences, pourtant, on sait le faire sur le terrain : signalons pour info que les méthodes pédagogiques pratiquées par les profs de lycées professionnels ou par les enseignants spécialisés de SEGPA (*) seraient sacrément profitables en collège (**) mais non, horreur des horreurs !!! Pas toucher aux "certifiés" (titulaires du CAPES), pas d'osmose entre les différents systèmes !!

Tout ça est sous-tendu d'ailleurs par une pensée assez crade, mais qui n'est jamais exprimée, juste ancrée dans les cerveaux à titre de "culture professionnelle" : que les certifiés, dans la hiérarchie (imaginaire, mais à laquelle chacun croit intimement) de la noblesse des corps d'enseignement, sont tout de suite derrière les agrégés, mais précèdent de haut les profs de lycée pro et ne parlons pas des enseignants spécialisés de SEGPA (*).

Terminons par une question obsédante : les gens les plus pointus, les plus modernes et les plus efficaces que la Taulière ait rencontré dans sa carrière, sont indiscutablement les inspecteurs généraux (corps des IGAENR). Trois fois elle a vu débouler ces cadors dans des établissements où elle officiait, pour des audits divers et variés : restructuration d'une cité scolaire ou crise majeure due au dysfonctionnement d'un chef d'établissement.

Chaque fois, à la lecture du rapport (lisible) de l'équipe d'audit, elle a été frappée par la clarté des exposés, la faisabilité des solutions dégagées, l'intelligence des rédacteurs et la profondeur, la justesse de leurs analyses.

Ca ne peut pas être un hasard. Cela signifie qu'il existe, dans le sein de l'EN, des gens qui savent penser et je le prouve : dans le morceau de rapport de 2007 qu'on peut lire ici, on a un aperçu de cette clarté, de cette simplicité ; au-delà du langage technique (et ce n'est pas pareil que le charabia cité par le Canard) et des abréviations : TICE, ENT, B2i(***), la Taulière témoigne que toutes les préconisations évoquées ici ont été suivies de succès dans le collège où elle était en poste à l'époque. Ce n'est sûrement pas un coup de bol : c'est que ça fonctionne.

Et donc, le mystère reste entier : voilà un ministère qui couvre une machine énorme (presque 13 millions d'élèves, 1 million de personnels). Les endroits où ça fonctionne sont nombreux (établissements, groupes de travail, réseaux écoles/collèges, lycées/universités, corps d'inspection, bassins de formation...). Et ce sont quelques poches de connerie abyssale qui donnent le ton et où se rédigent les circulaires.

Si la Taulière ne retourne pas vers le mur derechef, c'est que son front n'a pas encore cicatrisé (****)

PS en forme de relativisation : écouté VALLAUD-BELKACEM ce matin sur F-Cul : elle dit des choses justes. Ecouté hier Antoine PROST (historien de l'éducation plutôt droitisant) sur F-Cul : il dit des choses justes. Ecouté une prof parler, pour évoquer l'enseignement de l'allemand, du partage de son poste entre plusieurs établissements. Ben oui c'est pas drôle tous les jours mais y a plus important : les gamins, au cas où elle aurait oublié. La ministre a cité un chiffre plutôt bluffant : augmentation du nombre de postes de profs d'allemand assez considérable (de mémoire, 500 postes au lieu de 200). J'ai peut-être mal entendu.

En plus, ça change strictement rien au schmilblick, c'est bête. Comme disait une copine : 30 ans de lutte contre l'échec scolaire, 30 ans d'échec. Elle disait ça en 2004. Bon, alors reprenons en choeur : 40 ans de lutte...

En fait, le problème n'est pas à l'école. Je répète : N'EST PAS A L'E-CO-LE.

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(*) Sections d'Enseignement Général et Professionnel Adapté : sigle ayant remplacé celui de "SES" (sections d'enseignement spécialisé), les SEGPA ont conduit vers la vie, pendant des décennies, des enfants que les apprentissages traditionnels n'atteignaient pas, pour diverses raisons. Avoir eu en mains, lors d'un recrutement, le CV d'une doctorante en bio où était mentionné, à la rubrique "formation", un CAP obtenu en SEGPA, reste dans la carrière de la Taulière un exemple extrême. Mais dans l'ensemble, ces enfants bénéficiaient d'un cadre éducatif et scolaire de choix. Et il y a belle lurette que les SEGPA ont appris à travailler en mutualisation (entre 2 voire 3 établissements). L'occasion de citer les valeureux enseignants rencontrés ici ou là : salut Thérèse, Fred, Mathieu, Manu, Marie-José et les autres !

(**) Une expérience d'aide au travail personnel en collaboration profs certifiés / enseignants de SEGPA pour les élèves de sixième d'un collège (élèves de SEGPA ou de cycle général mélangés) en 2004 et 2005, appuyé de surcroît sur une autre coopération avec les enseignants du primaire en réseau avec le collège, a montré tout le bénéfice de croiser ces pratiques pédagogiques.

(***) TICE : Technologies de l'Information et de la Communication appliquées à l'Enseignement ; ENT : Espace Numérique de Travail ; B2i : brevet informatique et internet, espèce de petite certification annexe qui petit à petit à été fondue dans le brevet des collèges, le B2i évalue les acquis des élèves en matière de maniement de l'outil multimédia. Ce n'est pas noté, c'est un constat des acquis ou des points de progrès attendus.

(****) Et encore, il n'a pas été question ici de l'abandon de l'enseignement des langues anciennes et de l'introduction d'un programme "à la carte" en histoire, ce qui laissera, si on a bien compris, à la seule initiative du professeur de parler plutôt de ceci que de cela. En matière d'égalité des territoires, ça paraît bizarre. Et quid du sujet national d'histoire au brevet des collèges ?