La scène se passe promenade Lénine (1) à Vaulx-en-Velin, par un beau jour de septembre 1980.

Assises sur un banc, la Taulière et sa maman, Georgette (celle-là même qu'on entend causer dans le "Lexique Georgettien" parfois allusé ici (2), regardent passer les gens. Dans la poussette devant elles, une petite fille dort aux anges sous les vertes frondaisons.

Cette portion de la promenade, allée piétonne sableuse et très arborée, formait un tunnel vert reliant le quartier du Mas-du-Taureau (3) à un petit centre commercial à l'entrée duquel se trouvait, à l'époque, une enseigne montrant un vieux pachyderme noir qui écrasait les prix et non l'inverse (4).

On observait donc habituellement, à cet endroit, une allée et venue incessante de personnes chargées au retour des fameux sachets blancs ornés du Mammouth, c'était avant la Grande Prise de Conscience du Commerce sur les Sacs Plastique Jetables.

Parmi les passants, une majorité de passantes car, dans la tribu composite occupant cette zone à l'époque, nous étions à cette heure-là nombreuses à être occupées à la récolte des graines, les mâles étant à la chasse - je veux dire au boulot, et les mères de famille, au Mammouth, aux loupiots et aux fourneaux.

Ces passantes, ce jour-là, se trouvèrent être cinq ou six femmes africaines. De quel pays je ne saurais le dire, étant plutôt inculte en matière de costumes (je mesure ici l'absurdité qu'il y aurait à dire "j'ai vu passer des femmes européennes, de quel pays je ne sais etc."). Mais costumes il y avait, et de princiers, qui auraient pu me renseigner : sur ces hautes silhouettes élancées que la Taulière arpentait d'un oeil jaloux, ulcérée par son mètre soixante (en hauteur et en largeur), chatoyaient des bleus indigo cisaillés d'orange ; des pourpres où éclataient des fleurs de soleil, des jaunes citron barrés de marron, évoquant la case, le sable et la terre, ou verts crus cernés de noir et de blanc... D'interminables robes voletant autour d'interminables jambes, surmontées de coiffures où se répondaient les tissus colorés en de très savants nouages.

La beauté de ces femmes était intemporelle, impériale. Elles pouvaient aussi bien traverser la ZUP d'un pas vif, entre l'école et le supermarché, parmi des agencements assez réussis de végétaux luxuriants et de mobilier urbain, que parcourir un bord de route au Mali ou en Côte d'Ivoire. Elles pouvaient porter leurs sacs Mammouth à bout de bras ou une gerbe de mil sur la tête. N'importe : leur allure était celle de sveltes voiliers fendant l'onde de cette tiède après-midi.

Elles passaient, la tête haute et leur vaste regard marron porté loin vers le bout de la promenade, où battaient les portes du temple de la consommation. Voyaient-elles, à la place du blanc chemin piétonnier, la rouge latérite de leurs routes natales ? Imaginaient-elles, au lieu du Mammouth et autres magasins rutilants, le comptoir de leur épicier de village ou les marchés au sol de la ville ? Entourées, isolées par cette indifférence à ce qui n'était pas leurs affaires - une forme de courtoisie, ne pas faire intrusion chez autrui, même du regard - elles passaient sans nous regarder et bientôt disparurent sous les arbres.

Georgette, à cette époque, avait, tiens, l'âge de la Taulière aujourd'hui. Née, élevée et éduquée dans la France raciste, xénophobe et colonialiste du début du 20e siècle, ayant vécu de surcroît dans le milieu particulièrement étriqué et conservateur du petit commerce régional aux alentours de Lyon, province qui ne passe pas, c'est le moins qu'on puisse dire, pour un pays ancré à gauche ; n'ayant d'écho du monde que les articles poujadistes de la presse locale et ce qui s'en disait à la radio ou au café du coin, elle jouissait pourtant d'une certaine indépendance d'esprit et aujourd'hui, là, en 1980, il était indéniable que sa vision du monde avait changé.

Il faut dire que Georgette, outre qu'elle était titulaire du Brevet Supérieur, avait toujours beaucoup lu et lisait encore. Elle était enragée de lecture et préférait entre tous le domaine de l'histoire, source de ses plus grandes satisfactions. "Lectures pour Tous", le magazine littéraire fondé en 1898 et disparu quelques soixante-dix ans plus tard, tout comme "Historia", figuraient dans sa presse habituelle. Devenue veuve, elle continua de lire abondamment et finit de s'affranchir d'opinions qui avaient été celles de son mari, qu'elle n'avait pas contredites parce que les femmes, à cette époque, ne faisaient pas ça, mais qu'elle n'avait peut-être jamais entièrement adoptées.

L'année suivant cette paisible flânerie sur la promenade Lénine (ou peut-être en 88, pour le septennat suivant), elle vota pour Mitterrand et nous le confia, avec un petit rire qui sonnait comme un malicieux aveu de clandestinité. On aurait dit qu'elle venait de jouer un bon tour à quelqu'un. Quand elle était énervée, elle disait "Rououhh, sapré Bon Zou (5), un de ces jours je vais bien finir par voter pour les COMMUNISTES !". Elle se mit à acheter le Nouvel Obs et nous n'aurions pas été autrement étonnées, à l'un de nos passages, de la trouver plongée dans "La Cause du Peuple" (6) !

Bref, Georgette réfléchissait au monde. Si, en sa jeunesse, elle avait vénéré le Maurice Chevalier de "Prosper... Youp, là-boum !", elle avait évolué dans ses lectures, dans ses opinions, et même en musique. Elle écoutait maintenant Brel, Brassens, Ferré et Ferrat... sur une bonne radio de service public, car elle abhorrait "la réclame".

Cette Georgette-là, sur son banc, promenade Lénine à Vaulx-en-Velin, en 1980, regarda passer les Africaines et, après un court silence pensif, se tourna vers sa fille la Taulière :

- Quand on les voit, ces femmes...Qu'est-ce qu'elles sont belles, elles sont grandes, droites, fières... et qu'on se regarde, on se dit qu'on est vraiment des dégénérées...

La Taulière ne se sentit pas injuriée par son association au club des décaties décadentes. Elle n'eut pas envie de ferrailler politique avec sa maman pour lui faire un procès en post-colonialisme (d'ailleurs, elle-même dans sa réflexion personnelle n'en était pas encore là) ou extirper les fondements d'une telle pensée, en un mot de la retourner sur le gril comme elle avait bien trop tendance à le faire d'ordinaire ("Qu'est-ce que tu veux dire ?" "Qu'est-ce qui te fait penser ça ?" etc.). Elle reconnut au contraire la justesse de l'observation qui, pour brutale qu'elle ait pu résonner, aurait pu fournir le socle et les prolongements d'une bonne discussion ou, à défaut, d'une bonne méditation trente ans plus tard...

Non. A ce moment-là, frappée elle aussi par le passage des belles beautés, amollie par la tiédeur de l'après-midi et la plénitude de l'instant, la Taulière estima que la remarque de Georgette se suffisait à elle-même. Elle se contenta de hocher la tête.

Dans sa poussette, la petite fille dormait toujours, c'était bientôt l'heure de l'école. Elle et ses soeurs, à présent de belles et bonnes jeunes femmes, ont dans leurs gènes, pour l'une de l'espagnol & gitan associés, autrement dit une forte composante extra-européenne et les autres, quelques grammes de cette Afrique, passée par les Caraïbes, moulinées avec de l'Inca et quelques brassages asiatiques. Ce mélange vient heureusement enrichir le gène dombiste dont nous, les enfants de Georgette, sommes issues, lui-même objet d'un mix Maures/Espagnols etc. Notre famille est donc, comme la plupart des familles françaises, un démenti cinglant et joyeux à la notion de "souche", laquelle déjà ne veut rien dire dans l'absolu, ce ne sont pas les glands (de chêne) qui me contrediront.

========================================

(1) Un de nos amis avait coutume de dire : "Moi j'adore venir vous voir à Vaulx, parce qu'il y a tout de même ici une promenade Lénine et une rue Hô-Chi-Minh"

(2) "Lexique Georgettien", recueil de tournures populaires et/ou régionales (Dombes et Jura), collectées dans le langage de Georgette (1913-2002).

(3) Le quartier du Mas-du-Taureau était un ancien espace agricole maraîcher, une étendue de champs de poireaux et cardons, où s'est implantée la première tranche de la ZUP de Vaulx dans les années 70. Au-delà des chantiers existaient encore quelques cultures. Vaulx-en-Velin est restée d'ailleurs "la capitale du cardon", ce qui intéresse moins la presse que quelques bagnoles cramées. Il est vrai que le journaleux parisien ignore tout du gratin de cardons à la moëlle. Des bidonvilles, baraques de tôle et autres casses de bagnoles longeaient le nord-est de l'agglomération dans une continuité un peu sauvage qui menait aux rives du "Vieux Rhône" (avant que l'A42 vienne trancher dans cette zone verte). Cette première partie de la ZUP était très bien conçue, avec des cheminements piétons sécurisés et arborés, où ne se ruait ni scooter ni quad. Un quartier en somme très agréable à vivre.

(4) "Mammouth écrase les prix", slogan de pointe dans le monde de la com' dévouée à la grande distribution, fut contrepété en son temps avec aisance par Coluche, avec le célèbre "Mamie écrase les prouts".

(5) Sacré Bon Dieu !

(6) Ou dans "L'idiot International"... Georgette venait de me prêter "Fin de siècle" du bizarre Jean-Edern Hallier. Je fus épouvantée en découvrant la teneur de ce livre ou les scènes de fist-fucking s'offrent sans fard. Elle jugea que ce livre, bien qu'il contînt des passages qu'elle qualifiait de "dégueulasses" (c'est le moins qu'on puisse dire), proposait une aventure littéraire et une réflexion très novatrices. En 1980, il est indéniable que Georgette était devenue post-moderne.