La ligne du tram qui monte à Bellevue décrit une large courbe au niveau de la place du Peuple, la bien nommée. Sur cet espace assez vaste et moins organisé que ne l'auraient souhaité, peut-être, les urbanistes qui l'ont conçu, se croise, se rencontre, discute et dispute toute une population diversement occupée : passantes aux cabas pleins ; jeunes filles en quête du dernier caraco, mecs de seize à vingt ans gorgés de testostérone et aux pectoraux impeccables sous les tee-shirts moulants ; chibanis aux prises avec toujours la même vieille, intemporelle conversation sur la caisse de sécu et le temps, le retard du jardin à cause des nuits trop fraîches et leurs innombrables attentes dans les halls de l'Hôpital Nord ; étudiants affairés chargés de packs de bière, vieilles et vieux trottinant...

Les chibanis occupent, de leurs séants maigres, le pourtour de bois des bacs contenant les jeunes arbres qui déjà font de l'ombre. Les jeunes sillonnent la place, garçons ou filles, dans le plus pur style du paseo traditionnel - pas la danse de mort autour du taureau, non, mais l'innocente promenade à visée d'appariement sur les mails (1) des villages. Les passantes passent, le soleil tape déjà, les terrasses sont pleines de gens qui se montrent parce que l'on est en mai, qu'il fait beau et que les couleurs doivent exulter.

Assis au bord du trottoir, tout au bout de la place, un petit garçon rom tient entre ses mains un sandwich de bon aloi, du genre qu'on vient d'acheter tout frais, pas de ceux qu'on récupère dans une poubelle. Le sandwich est emballé dans un papier blanc que le garçon a ouvert en le repoussant comme les pétales d'une fleur. A la place du pistil est un beau pain viennois renfermant les succulentes choses.

Le petit garçon mord dans son sandwich. Ou plutôt, il fourre tout le museau dans le papier et niaque une énorme bouchée du sandwich.

Assis au bord du trottoir, les coudes appuyés sur les genoux remontés, il mord dans son sandwich avec la satisfaction placide d'un maçon à la pause. Il mâche lentement, la joue d'abord distendue par le morceau. A peine la première bouchée réduite, le voilà qui y retourne. On sent là un gros appétit, un de ces appétits d'enfant qui ne se satisfera pas si vite.

Le tram passe très lentement le long de la place, gros serpent maladroit qui négocie la courbe à si faible vitesse que tout piéton, même le plus empêtré, double la rame. C'est pourquoi l'on a tout le temps d'apercevoir le garçon et son sandwich, de le voir comme au ralenti mordre et avaler la nourriture avec un contentement extrême, un instant de pure jouissance, de ceux qu'on a lorsque la bouche est remplie de choses qu'on aime, qu'on est content de les avoir là, entre les mandibules, que le soleil est chaud et la place bruissante, animée, pleine de spectacles à venir et que voilà le tram qui passe.

A peine, d'ailleurs, si l'enfant jette un regard aux voyageurs. Son regard, à vrai dire, est plutôt tourné vers l'intérieur. Les sourcils relevés, le voilà qui se réinstalle dans la fleur de nourriture qu'il tient contre son menton.

Nous passons, l'enfant mâche, le temps s'arrête et fige pour toujours l'image de cet enfant-là. Notre coeur se serre.

Que sera demain pour ce petit garçon ? Qu'étaient pour lui hier, ce matin ? Combien de temps durera le bonheur fugace de contenter, un jour de bonne chaleur, son estomac avec autre chose que le contenu d'une poubelle ? De temps à autre les Stéphanois nourrissent les Roms. Au marché, parfois, les sacs s'ouvrent et l'on offre des fruits, du pain...

Le garçon, la Taulière le connaît. La même bande d'enfants circule dans le centre, aux arrêts de tram, sur les places. Celui-ci est particulièrement visible : rondouillard, une bonne tête rigolarde où les sourcils se rejoignent au-dessus des yeux noirs, les cheveux drus, il est vêtu d'un survêtement et d'un tee-shirts noirs. Gageons qu'il possède sa ville sur le bout des doigts. S'est-il acheté le sandwich avec de l'argent honnêtement gagné (c'est-à-dire en faisant un boulot, quel qu'il soit, à sa manière à lui) ? Un marchand ou le serveur du bar le lui a-t-il offert, ou un passant ?

Quoi qu'il en soit, l'image de ce moment de restauration pas si rapide que ça s'est imprimée durablement sur la rétine et dans le coeur. On voudrait que cet enfant soit toujours content, comme nos petits-enfants qui ne connaissent que la sécurité, l'appétit suivi aussitôt, chaque jour, de la satiété, le repos dans un lit propre avec les doudous de l'enfance, l'abondance de joujoux et de distractions, l'école et sa vie sociale bien réglée, le club de judo et les vacances en famille. On sait qu'il n'en est rien, que cet instant de plénitude, au bord de ce trottoir-là, n'est qu'une parenthèse au coeur d'une vie sans tendresse. On se demande ce que sa mémoire en fera, de ce moment.

Oui, le coeur se serre et demeure serré.

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(1) A propos du terme "mail", un peu tombé en désuétude et qui désigne une allée bordée d'arbres, autrefois réservée au "jeu de mail" (ou maillet) : une toute jeune Lyonnaise de ma connaissance me proposa un jour de se retrouver "rue du Mél" (exprimé ici phonétiquement), alors qu'il s'agit de la très vieille "rue du Mail" de la Croix-Rousse lyonnaise, rue qui débouche sur la Place de la Croix-Rousse, laquelle est peut-être un ancien mail...