SONNET 30

When to the sessions of sweet silent thought
I summon up remembrance of things past,
I sigh the lack of many a thing I sought,
And with old woes new wail my dear time's waste:
Then can I drown an eye, unused to flow,
For precious friends hid in death's dateless night,
And weep afresh love's long since cancell’d woe,
And moan th’expense of many a vanish’d sight:
Then can I grieve at grievances foregone,
And heavily from woe to woe tell o'er
The sad account of fore-bemoaned moan,
Which I new pay as if not paid before.

But if the while I think on thee, dear friend,
All losses are restor'd and sorrows end.

William Shakespeare

Quand je fais comparoir les images passées
Au tribunal muet des songes recueillis
Je soupire au défaut des défuntes pensées,
Pleurant de nouveaux pleurs les jours trop tôt cueillis.

Des larmes oublieux mon œil alors se noie
Pour les amis celés dans la nuit de la mort,
Rouvre le deuil de l’amour morte et s’apitoie
Au réveil sépulcral des intimes remords.

Je souffre au dur retour des tortures souffertes
Je compte d’un doigt las, de douleur en douleur,
Le total accablant des blessures rouvertes
Et j’acquitte à nouveau ma dette de malheur.

Mais alors si mon âme, Ami, vers toi se lève,
Tout mon or se retrouve et tout mon deuil s’achève.

Traduction de Charles Garnier

Mode d'emploi :

Essayez d'apprendre par coeur le sonnet en français (ne compliquons pas d'emblée la tâche) : "Quand je fais comparoir...". Dur, n'est-ce pas ?

Non. Ecoutez plutôt "By Heart", performance artistique totale de Tiago Rodrigues (acteur, metteur en scène et tout jeune directeur du Théâtre National de Lisbonne), captée par France Culture au Théâtre National du Portugal à Lisbonne, lors d'un Atelier de la Création de mai 2015 et diffusée le 2 juin à 23 heures.

Hélas, lorsque j'écrivais ces lignes je pensais que France Culture allait mettre cet atelier à disposition en replay, or il n'en est rien. Quelle tristesse ! Vous auriez été très heureux d'écouter Tiago et ses comédiens-volontaires. Son évidente générosité ne colle d'ailleurs pas avec la rétention avare de son spectacle, qui ne parle que partage et résistance. Peut-être s'agit-il d'une triviale question de droits non réglée entre la station et le théâtre ? Si c'est l'artiste qui protège son travail, alors rien à dire.

Béni soit l'erratum !!

Alors que j'avais lancé comme une bouteille à la mer radiophonique un mail à Irène Omélianenko, productrice de l'Atelier, celle-ci me répondit : "By Heart" est en ligne ! Merci France Culture, je suis confondue de confusion...

Le baratin ci-dessous n'est donc plus, a priori, utile. Je le conserve pour ceusses qui ne voudraient/pourraient pas écouter. Mais j'espère que vous aurez cette curiosité. Je viens de ré-entendre les premières minutes, que j'avais loupées lors de la diffusion : c'est encore plus fort que dans mon souvenir. Alors, plutôt que de lire cet encombrant billet, si vous le pouvez, jetez-vous sur ces 59 minutes magiques !

A la fin de cette heure virtuose, vous savez au moins six vers par coeur - by heart - du sonnet 30 et vous avez participé, pendant 59 minutes de pur plaisir, à un exercice vertigineux de cet incroyable comédien, entre lecture, récitation, mise en scène (très efficace), improvisation et interactivité - ou plutôt partage - avec le public : Shakespeare, Ray Bradbury, Boris Pasternak, Ossip Mandelstam, Georges Steiner... et dix volontaires qui ont accepté de quitter le confort de leurs fauteuils de spectateurs pour devenir avec lui, sur scène, "le peloton du sonnet 30", par analogie avec les clandestins de Fahrenheit 451. Dans ce roman, deviennent clandestins - et résistants - ceux qui apprennent par coeur des livres entiers avant l'autodafé des pompiers (qui n'éteignent pas le feu mais l'allument pour brûler tous les livres), et prennent des "noms de guerre" tels que "le soldat Les Fleurs du Mal", "le commando de La Recherche", etc. "Nous sommes ce dont nous nous souvenons", dit le Pr Steiner dans le texte que Tiago Rodrigues considère comme son manifeste.

A travers le roman de Bradbury et les autres textes évoqués et cités parfois longuement (virtuosité de sa diction et de sa mémoire, performance dans la performance que de réaliser l'exercice en français, langue pour laquelle il nous rend sensible son amour), Tiago Rodrigues nous embarque et devient conteur. On reste suspendu à son récit et l'émotion submerge lorsqu'il boucle, dans une sobriété qui est aussi sa marque, par la récitation du sonnet 30 en portugais.

"Au Théâtre de la Bastille, le metteur en scène mouille sa chemise dans une implication totale chaque soir, testant sans filet un geste de résistance artistique et politique".

"L'Atelier de la création s'aventure sans autre boussole que le goût de l'intime et celui de l'extime, le plaisir des enregistrements bruts autant que les montages ciselés, le respect du recueillement et celui du vagabondage, le désir de donner à entendre les Ateliers timides autant que L'Atelier de création radiophonique (le premier jeudi de chaque mois), avec l'espoir de toucher parfois des terres inconnues..." Production Irène Omélianenko avec la collaboration de Inès de Bruyn, Alice Ramond - France Culture, les mercredi & jeudi, 23 heures.

Navrée de ne pouvoir partager complètement cette heure d'exception, La Taulière, à défaut, vous propose un petit bouquet d'impressions autour de cette forte impression En complément : un entretien avec Tiago Rodrigues publié sur le site du Théâtre de la Bastille,