La Taulière vous a déjà présenté Tigran Hamasyan, pianiste fou. Voir billet 9 (mon dieu... 9 ! On ne se voit pas vieillir) du 7 mars 2012. Elle chroniquait, en retard d'une guerre, un sacré concert de Jazz Sous les Pommiers cuvée 2010 qui lui remontait en mémoire.

La Taulière, prise d'une crise d'autodévotion, n'hésite pas à se citer elle-même :

"Un jeune homme de la caste des Elohim, un mètre soixante-dix, une tignasse énorme, frisée à n’y pas mettre la dent d’un peigne, une frimousse gamine et une dégaine de petit dandy, mais on s’aperçoit que les épaules font presque craquer la veste, ajustée un tantinet, sûrement griffée, que porte Tigran avec désinvolture, légèrement froissée."

Ainsi lui était apparu ce gamin, Tigran, 23 piges en 2010 ! Mais le bébé (un type qui jouait Led Zepp à 3 bougies et improvisait en jazz à 7) abattait ses cartes plutôt virilement. Il donnait toute la mesure et une réplique macho-macho à Guiliana, batteur, Chris Jennings (contrebasse), sous la férule bienveillante de Dhafer Youssef. L'art pianistique de Tigran Hamasyan semblait déjà au plus haut, alors comment... ?

Vous savez, il y a d'honnêtes tâcherons parmi les musiciens préférés de la Taulière. Des gars qui nous la resservent un peu toujours dans les mêmes harmonies, des tempo (pi ?) pépères, des formations à géométrie peu variable. Des équipes gagnantes qu'on ne change pas. John Zorn est de ceux-là, avec sa bande d'aficionados (et mon bien-aimé Ribot en guest star sous CDI, le gratteur bougon aux doigts magiques, main gauche hallucinante). Je l'écoute en boucle !

Tigran, c'est autre chose... Nous le retrouvons en 2011 en habitué de Coutances. La même année, à La Roque d'Anthéron, il tutoie les cîmes et annonce son virage mystique. Il joue seul (obligé : La Roque, le temple, que dis-je : l'Olympe des pianistes, les Tharaud, les Luisada, Angelich et autres Désert...) et se rebranche la tête sur le piano, son geste fétiche. Tigran possède tout : le clavier intégral de son Steinway, sa chemise bleue comme le ciel, la pureté minérale de cet amphithéâtre rocheux, le vent qui joue aussi, et ses propres murmures gouldiens (sauf que Tigran psalmodie juste)...

Et s'en fout de la bourgeoise, il joue et s'en va, la veste sur l'épaule, vers des choses plus exigeantes. J'ai comme dans l'idée que le public lui plaît moyen... Un enregistrement Arte / France Télévisions, chuin, chuin comme dirait Arno... Tigran s'en va par une allée latérale. On jurerait bien qu'il n'a pas aimé le public chuin, chuin.

Jusqu'à fin 2014 on le voit un peu partout en solo, en trio, en grandes formations... Les festivals se l'arrachent, il retourne en Arménie en passant par la Turquie. Pas anodin. On voit son look se modifier, et ce n'est pas qu'une question de look : il a taillé dans sa crinière ; la barbe, dure, a poussé dru. Tigran entre dans le religieux, il joue et chante en longue robe dans les montagnes d'Arménie parmi les moines (Luys i Luso, Erevan - version séraphique et kitsch avec les choeurs arméniens à la cathédrale de Coutances en 2015). Il est rentré dans son pays mental. Je vais peut-être retourner à la messe, tiens.

Mais hop, le voici à Montreux (Vardavar, en quintet, 2014), glabre, presque rajeuni et pourtant émacié. La même lumière habite les charbons de ses yeux.

Coutances, JSLP 2015 : Tigran is back !! (et là, c'est une bonne, une très bonne nouvelle). Mais c'est un "mod" hilare qui arpente la scène : "Bonsoir Coutances !". Tigran, blouson de cuir ajusté, pantalon cigarette taille basse (ouais, sacré modeux, le dandy !), nous sert "Mockroot", le dernier album du trio, mais alors arrangé, pétri d'impros sauvages, tordu. Mockroot martyrisé, Mockroot recréé, mais Mockroot libéré ! (s'cusez-moi, une crise passagère).

Après écoute de ce concert, je peux vous l'affirmer : Tigran Hamasyan accomplit, achève là sa révolution : il est devenu le pianiste fou qui a toujours habité en lui, et il nous l'offre.

Ce qui ne change pas, ce sont ses mains du pianiste : fines, délicates, baguées et d'apparence fragile, mais un très précis marteau d'argent sous chaque doigt, que Glenn Gould n'aurait pas renié. Avec Tigran il n'y a pas de montée en charge dirait-on, l'attaque est toujours au top et pourtant non : on vibre en crescendo et je défie quiconque de rester assis pendant "Entertain Me" (à 44'05"). C'est de la pure, ascenseur pour le 7e. Enfin je sais pas, mais moi quand j'entends ça faut que je marche.

Ce qui ne change pas, c'est l'étendue stupéfiante de son jeu : du plus méditatif au plus trash, du plus glockenspiel au plus martelé, à peine de transitions. Bon, moi je suis pas technique, hein. Percussif ou mélodique, je vais pas donner des détails sur ce que je ne connais pas. Mais j'ai deux oreilles, et je vous garantis qu'elles se trompent rarement.

Trio d'enfer avec Sam Minaie à la basse ( irano-américain, dégaine de trader prospère), Arthur Hnatek, drummer helvète en sage cardigan. Hnatek est le batteur qu'il faut à Hamasyan, partenaire, pas employé, pas leader. Sam Minaie gagne à être connu, Hamasyan ne drive pas : ils jouent ensemble. Complètement ensemble.

On croit voir passer, en catimini, la silhouette de Monk sur la pointe des pieds, il soulève légèrement son drôle de petit chapeau "pork pie" (T.M. a déjà dû saluer T. H. en 2008 à Crest en l'entendant jouer In Walked Bud).

Le public est drogué, impossible de les laisser partir. Tigran leur en donne plus, le trio qui vient de se déchirer remet le couvert. Deux fois. Mais j'attends tout de même 1:08 pour voir vraiment Tigran plonger, la tête la première, dans son clavier. Et ce mec, qui a vraiment quelque chose de spécial, quand il promène ses cheveux sur les touches, il me touche.

Tigran, un grand.

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Disponibles sur YouTube, de nombreux enregistrements et interviews. Faites votre marché. Mais franchement, le concert de 2015, il s'impose, tout autant que l'enregistrement également live - et comment ! - de Crest Jazz Vocal 2008 (référencé ci-dessus) avec les pépères jumeaux Moutin. Gypsyology, composition de TH qu'il exécute en rappel, est bouleversant.