...à destination de Saint-Etienne Châteaucreux. Il desservira les gares de Givors-Ville, Rive-de-Gier, Saint-Chamond et Saint-Etienne Châteaucreux, son terminus ».

Ce laïus que je connais par coeur ponctue mon installation dans le wagon quasi désert d'un train presque vide, à une heure creuse au creux du mois d'août. La voix féminine synthétique est berçante, presque maternelle. Elle rassure l'infime part de moi-même qui tient toujours à se voir certifier qu'on est dans le bon train, alors que déjà tout l'indique : la conformité de l'affichage sur la voie avec la position du train, le bandeau lumineux défilant à l'intérieur et qui, pour de mystérieuses raisons, déroule toujours cette même phrase, mais grammaticalement bancale : "Train est à destination de Saint-Etienne etc."

Il s'agira donc d'un voyage silencieux. Dans mon sac, un livre neuf à découvrir, des pages vierges à faire craquer, une histoire où s'immerger pendant quarante-six minutes.

Ah, non.

Une tête dépasse d'un siège, là-bas au bout de la rame. Elle appartient à une jeune dame qui, sans surprise, téléphone. Interminable monologue émis d'une voix monocorde, trop plate pour être vraie. Ce côté-ci de la conversation m'apprend qu'elle a laissé son petit enfant à la garde de sa propre mère. On suit - obligatoirement, vu le volume - la progression d'une angoisse irrationnelle, têtue, qui s'exprime par cette seule réplique, déclinée avec une régularité de métronome : "fais gaffe. Non mais fais gaffe. Fais gaffe. Oui mais fais gaffe", chacune des phrases de l'interlocutrice, suppose-t-on, appelant cette seule objurgation, répétée ad libitum de la même voix sans timbre.

Cette recommandation obstinée, assortie d'une précision concernant le choix impératif d'un blouson chaud "oui, mais alors chaud, le blouson. Tu FAIS gaffe.", me rappelle une citation de Pierre Desproges qui se présente à moi chaque fois que je fréquente les toilettes chez une de mes soeurs, laquelle a obligeamment décoré les lieux de diverses blagues contribuant au bien-être de l'usager par la détente souriante qu'elles procurent, ma préférée restant, sans conteste, celle-ci, proférée par le Chat de Gelück : "Si les lentilles vous font péter, portez des lunettes".

Mais pour en revenir à la citation qui me ramène au souci de la dame à l'enfant confié, c'est (je ne garantis pas les termes) : "Chandail : pull que doit porter un enfant lorsque sa mère a froid".

La fille inquiète répète à sa mère téléphonique "fais gaffe", sur le même tempo obsessionnel, jusqu'à Givors-Ville. Si j'étais la mère, je me débrouillerais pour ramener illico l'enfant à la station suivante.

La gare de Givors-Ville ne montre rien de Givors. Ni ses rues affreusement sinistrées par une succession de débâcles économiques, son habitat délabré, ses magasins fermés ; ni la partie patrimoniale de la ville avec son étonnante Cité des Etoiles, construite à même le rocher selon les plans de Renaudie sous l'administration communiste de Camille Vallin, un de ces maires à la longévité municipale incroyable (1953 à 1993 !!! de même qu'il fut conseiller général pendant quarante ans) ; ni la belle "Maison du Fleuve Rhône" dont l'invraisemblable avis de décès - de liquidation judiciaire, plutôt - figure sur le site de la DRAC à la date du 31 juillet 2014, alors que, pendant des décennies, ses salarié-e-s, chercheurs, animateurs, documentalistes, à force de travail et la conviction environnementale chevillée à l'âme, en avaient fait un irremplaçable lieu-ressource consacré à ce fleuve magnifique...

La gare de Givors-Ville n'évoque pas davantage l'autre gare, celle où les trains rapides ne s'arrêtent pas : Givors-Canal, station perdue dans un no man's land de vestiges industriels aussi décati que les anciennes villes minières du Far West mangées par le sable, mais avalé, lui, par la verdure. L'arrêt à Givors-Canal n'est matérialisé que par un quai sableux d'un mètre de large limité d'un côté par une clôture métallique. La tête du train, lorsqu'il s'y arrête, se trouve au niveau où s'arrête l'emprise de la gare et où commence l'inextricable végétation des lônes du Rhône où l'on rencontre, parmi la vorgine, "le castor, le milan noir, les grenouilles ou encore le martin-pêcheur, sans oublier les orchidées".

La jeune maman, devant, a cessé de dire "fais gaffe" dans son téléphone. Elle semble s'être résignée à l'abandon de son enfant dans la sphère grand-maternelle si fortement suspectée de négligence. De fait, elle est descendue à Givors.

Dans le wagon, la solitude retrouvée est de courte durée, troublée si l'on peut dire, mais très discrètement, par l'arrivée d'une jeune fille en abaya beige et voile presque intégral bleu foncé. Son visage brun aux traits harmonieux : yeux effilés d'un marron brillant, sourcils de belle ligne, nez droit et bouche sensuelle, n'apparaît que sous la forme d'un triangle assez minimal, le voile enserrant le menton et descendant bas sur le front. Elle s'assoit non loin de moi et croise une jambe sur l'autre. Pendant la deuxième partie du voyage, je verrai se balancer, sur la gauche de mon champ de vision, son petit pied chaussé de ballerines noires dites "Tommy" d'une marque et d'une forme devenues cultes dans les années 90 et pour lesquelles l'engouement ne s'est jamais démenti.

Il me sera difficile, bien qu'ayant commencé "Un enfant de la balle" (John Irving), de détacher mon regard de ce petit pied qui mène sa vie en marquant un rythme connu seulement de sa propriétaire, tout seul au bas de l'affreuse robe en polyester bon marché (on ne voit pas l'autre pied). J'y reviens toujours, abandonnant ma lecture. Il y a, dans cette petite espadrille qui se balance, dans la cheville dont on aperçoit seulement quelques centimètres, quelque chose d'émouvant et de sensuel dont la jeune fille serait sans doute la première étonnée.

Le train s'est arrêté à Rive-de-Gier. Depuis Givors, nous avons parcouru une belle portion de paysage varié : rocher où s'accrochent les genêts, tunnels, bois et champs, percée de la vallée en U au fond de laquelle divers habitats, de la ferme traditionnelle en U elle aussi, à la villa "ça me suffit" ou aux immeubles, incongrus dans ce milieu bucolique, se côtoient sans logique autour et à côté de la rivière, paysage dépareillé et mité par des Z.I., des Z.A.C., et même, qui sait, des ZNIEFF (un sigle qui s'éternue) ? Souhaitons-le pour l'avenir de cette tranquille vallée du Gier si malmenée.

A Rive-de-Gier, une très haute cheminée d'usine à l'appareillage de brique spiralé a été arrachée à son contexte d'origine et posée, avec son four attenant, à même le sol dans une espèce de petit parc. Orgueilleux témoignage qu'ici, jusqu'à ces dernières années, régnait une activité industrielle intense. Ne restent de celle-ci, sur des dizaines de mètres en amont de la gare, que les entrepôts, d'une dérisoire énormité, frappés au sigle d'Arcelor-Mittal passé ici comme une tornade, le propriétaire indien n'ayant acheté l'usine (sise à Châteauneuf, commune limitrophe et assimilée à Rive) que pour l'assécher, la vider de sa force vive et l'abandonner, monstrueux paquebot de ferraille emblématique du cynisme des charognards raiders boursiers qu'on persiste à appeler "repreneurs" et à qui les municipalités au abois continuent de dérouler le tapis rouge en sachant qu'une dizaine d'années plus tard, il ne restera plus aux habitants que leurs yeux pour pleurer (*).

Chemin faisant, un certain vacarme se produit dans le wagon d'à côté, constitué de cet espace à sièges rouges étiqueté "première classe" où je ne sais jamais si l'on peut s'asseoir ou non, certains prétendant que la première est abolie maintenant dans les TER, mais le tabou reste tout de même présent car cet espace est ordinairement désert. Or, il est pour l'instant totalement investi par une famille très nombreuse, presque un clan. Bruyante conversation italienne qui va crescendo. De rires en exclamations, de discussions en récris, ce groupe humain loquace fait partager aux autres voyageurs son exubérante bonne humeur.

Or, ce qui est d'abord perçu comme un bruit gênant, envahissant, finit par se résoudre en un fond sonore dont le volume, en quelque sorte, s'ajuste au silence intérieur et s'imbrique dans les autres bruits ordinaires du train : portes ouvertes ou refermées, signal de départ, déambulation d'un égaré cherchant des toilettes en état de fonctionnement (très aléatoire, dans les TER)...

De Saint-Chamond, dernière gare avant Saint-Etienne, il n'y a rien à dire. Je n'ai jamais trouvé quoi que ce soit à dire de cette ville matérialisée seulement par un immense parking, lequel ne raconte qu'une histoire : celle de gens qui n'ont trouvé de travail nulle part dans le coin et viennent chaque matin poser leur voiture ici pour monter dans le train express régional "à destination de Lyon Part-Dieu. Il desservira Rive-de-Gier, Givors-Ville et Lyon Part-Dieu, son terminus". Un train qui, le matin et le soir, a des allures de métro bondé, peuplé de trentenaires surmenés, le regard vissé à leurs tablettes.

Mais aujourd'hui, dans ce train vide où je n'ai croisé que deux jeunes femmes, l'une tourmentée, l'autre sereine, et entendu pépier, sans la voir, toute une famille, c'était un voyage en humanité.

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Aucune bande-son n'aurait pu mieux accompagner l'écriture de ce billet que, successivement, John Zorn's Bar Kokhba, enregistrement de 1999, d'un concert en direct depuis les Warsaw Summer Jazz Days, dans lequel je ne peux jamais m'empêcher d'écouter deux fois chaque morceau et en particulier le lumineux et énigmatique Kol Nidre final, puis la somptueuse suite de Brad Mehldau "Highway Rider", deux trouvailles dont je recommande très chaudement l'écoute.

(*) Sans doute quelques approximations de La Taulière car l'usine de Châteauneuf appartiendrait en fait à un certain "Industeel France". La cheminée qu'on voit, classée monument historique en 1992, élance ses 108 mètres pour rappeler une histoire industrielle d'exception. Arcelor-Mittal aurait donc investi chez Industeel, ce qui n'explique pas l'état de ruine des bâtiments sur l'énorme emprise jouxtant la gare, lesquels portent indubitablement le sigle de l'aciériste indien (davantage holding financière que productrice d'acier, d'ailleurs).