Vous savez ce que c'est. On reçoit des foules d'informations, dans ce vieux monde un peu éculé. Cela vous emporte l'esprit dans un désordre apparent. Quoique, si l'on y réfléchit. On va donc tenter de faire entrer les lectrices/teurs dans un kaléidoscope auvergnat.

Aujourd'hui à La Forêt (lieu situé quelque part en pays billomois, et qui devrait bien plutôt s'être appelé "La Clairière"), à l'heure du thé matinal et de la confiture de mûres maison (absolument divine, Mary, je te le re-redis), on écoutait brièvement France-qu'on-dit-Info, histoire de ne pas passer pour des pôv'paysans reclus et incultes.

L'information rapportée par Le Monde quelques heures plus tard : « Evacuation du bidonville rom du Samaritain à La Courneuve, le plus vieux de France » ne figurait pas dans les titres du jour. Sans doute le démantèlement du camp n'avait-il pas encore eu lieu.

Non, cette évacuation policière d'un très ancien camp Rom (huit ans d'existence, pour ce type "d'habitat", c'est un record de longévité) réalisée ce matin selon le schéma habituel, n'était pas connue des radios de chez nous.

En revanche, a été reprise trois fois en vingt-huit secondes la nouvelle primordiale qu'un quidam d'EELV aurait "claqué la porte" du parti. On n'en finissait pas d'entendre claquer cette porte. On n'en revenait pas, de l'importance donnée à cette porte. Claquée. On en claquait nous-mêmes du bec. Faut dire qu'on mâchait nos tartines (divines etc.). Et que je te claque la porte, et que je te sers la soupe rance aux partis politiques partis en manoeuvres pour les prochaines élections, ad nauseam. On a éteint le poste, entre colère et résignation.

Mieux valait terminer notre petit-déjeuner. Mieux valait faire un dernier tour au jardin où croulent, le long de leurs plants luxuriants lovés autour de tuteurs plus hauts que la Taulière, des grappes d'énormes courgettes, d'aubergines rutilantes à l'étincelante peau bleu-noir, de poivrons dodus... Des enfilades de perles rouges (tomates cerises), des rangs de maïs aux "panouilles" (*) gonflées. Des tapis de potirons, un mur de butternot, un carré de poireaux, un carré de choux, des rangées de carottes... Si ce jardin a jamais mérité, lui aussi, le nom de "forêt", c'est qu'y est installée de surcroît une forêt de tomates dans laquelle on se promène, une forêt à l'incroyable générosité (une vingtaine de kilos en une cueillette), sagement abritée sous une bâche translucide (profiter du soleil mais ne pas ramasser la pluie), discrètement abreuvée par un goutte-à-goutte.

Mieux valait se souvenir de la baignade d'hier dans un tournant de l'Allier, face à la remarquable falaise de Malmouche, un haut mur crayeux jaune pâle qui rejoint le ciel bleu profond et où nichent, dans des trous rangés comme une dentelle, guêpiers, hirondelles de rivages et martins-pêcheurs. Les chiens s'étaient jetés à l'eau bien avant nous qui avancions encore sur le sentier de rive au long des champs de captage. Ce coin de nature préservée, une sorte de paradis surprenant pour qui n'avait encore jamais eu l'idée, parcourant la route de Cournon à Dallet, de tourner en direction de la rivière, on n'a presque pas envie de le situer, de peur qu'il devienne trop fréquenté.

Mieux valait se concentrer sur la marche dans cette zone humide où circulait encore, vers dix-sept heures, un vent chaud. Où l'on sentait, bien avant d'y parvenir, l'odeur de la rivière et sa fraîcheur courant au ras du sol. Le sentier se termine entre deux murailles de renouée du Japon aux troncs énormes, avant de déboucher sur un méandre orné d'une plage sableuse. Devant nous, l'eau de teinte légèrement café (c'est la couleur des cours d'eau par ici ; rien de sale, c'est une question purement basaltique).

Cette eau froide et un courant traître nous attendaient au virage de la rivière que tentaient de remonter les chiens, de sacrés nageurs pourtant, mais qui faisaient du sur-place, l'air philosophe, avant de renoncer et de se laisser porter, nonchalants et légèrement tournés sur le côté, vers le banc de sable où ils abordaient avant de replonger au premier caillou lancé par leur maîtresse.

Ah oui, mieux valait nous couler nous aussi dans l'onde musicale de cette rivière enchantée, sentir les différentes couches d'eau, certaines plus glaciales, d'autres un peu tièdes, et jouer avec le fin sable du fond en regardant descendre les canoës-kayaks, en regardant tourner sur elle-même une bouée-fauteuil dans laquelle une dame blonde taquinait d'une canne paresseuse on ne sait quelle truite fuyarde. Nous, nous avions entre les doigts de pied des bancs de vairons pressés et grégaires, le soleil nous chauffait, l'eau nous rafraîchissait et l'on s'en foutait bien, je vous le dis, des portes claquées chez les politicards.


***

Parfois, l'on part loin de chez soi et l'on y séjourne un certain temps sans que rien de notable ne vous retienne, ne vous intrigue, ne vous passionne. D'autres fois, un léger voyage de deux heures pour poser son sac trois petites journées dans un lieu où, au contraire, tout vous remue, fait départ pour une vertigineuse virée mémorielle.

D'abord, l'Auvergne est toujours un choc esthétique pour la Taulière, depuis la fin du siècle passé où l'éducation, très nationale, l'envoya, missionnaire des techniques de secrétariat, enseigner les jeunes Thiernois-e-s.

La Taulière en est revenue, censément pleine d'âge et de raison, onze ans plus tard. Mais pas complètement, et pas indemne. Une des filles avait gardé le pays dans un coin de sa mémoire sensorielle et affective. Elle a été moins timorée que sa mère, elle est retournée s'y installer.

C'est ainsi : il est des voyages qui ne font surgir rien de spécial, et d'autres qui vous taraudent.

En juin 1993, filant vers le rendez-vous classique où l'on se présente à son établissement scolaire futur, la Taulière, accompagnée d'une autre impétrante, trouva le lycée au sommet d'une colline, parmi les sapins. Elles frappèrent chez le proviseur.

Le brave patron, déjà parti en retraite dans sa tête, comme on dit, nous offrit aimablement les deux sièges en face de son bureau. Quant à lui, il s'excusait d'avoir les jambes de pantalon retroussées et les pieds nus dans une bassine d'eau fraîche. Il travaillait mieux de cette façon, par ce chaud jour d'été, car il souffrait de problèmes circulatoires. Cet homme sans dissimulation nous confia qu'il lui tardait de retrouver son chevalet d'aquarelliste, délaissé depuis qu'il avait revêtu les fonctions harassantes de chef d'établissement. Il allait falloir à la Taulière, par parenthèse, quelques années pour peser le juste poids de cette confidence et comprendre la hâte avec laquelle ce proviseur encore si peu en exercice avait dévissé sa plaque sur le mur à côté de sa porte, laissant sur la peinture verdâtre du couloir, comme un espoir de hâter son départ, un rectangle plus clair et quatre trous couleur de rouille.

Au terme de cette prise de contact aussi émouvante que drolatique, la Taulière revint surexcitée après un crochet à la mairie de la ville où, en quelques quinze secondes, une secrétaire aimable lui dégotta une maison à louer dans un lieu d'exception. La visite ne tarda pas à révéler, après une entrée décevante donnant sur la nationale, une maison qui, en fait, tournait résolument le dos à la route, accrochée au rocher et ouvrant de toutes ses fenêtres, terrasse et jardin, sur le vallon de la Durolle où allait retentir au crépuscule, deux mois plus tard, le cri plaintif du faucon pélerin et d'où l'on avait, par beau temps, une vue absolument imprenable sur toute la chaîne des Puys éclairés du matin au soir par toutes les lumières imaginables.

En moins de vingt-quatre heures, après l'annonce un peu douteuse d'une affectation loin de sa grande ville, elle avait reçu en plein visage, au lieu de la déception et des soucis redoutés, l'imposante beauté du Livradois-Forez, le témoignage humide mais précieux de la qualité de vie régnant dans ce petit bahut rural et la certitude jamais démentie que, par ici, les gens sont gentils, efficaces et toujours contents de voir s'installer des arrivants qui, peut-être, vont retarder la désertification des lieux. Le bleu du ciel, la flore exubérante, les tournants rocheux et l'extraordinaire lumière rasante du soir, c'était en plus.

Ainsi débute la grande affection liant la Taulière à l'Auvergne, signée ce jour-là, sur la route du retour, par un arrêt le long de la 89 (il n'y avait pas encore de "A" devant) pour y cueillir des brassées et des brassées de genêt d'or pur qu'elle rapporta triomphalement à la ville. Cet ensoleillement floral devait perdurer bien au-delà de la vie des malheureuses fleurs coupées. Heureusement, le genêt n'est pas rare en Auvergne, ceci est une tautologie rustique.

A l'heure où nous mettons sous presse, une lune pâle, gibbeuse ascendante et buveuse d'eau fait joujou, dans le ciel barbouillé de gris rosé sur fond myosotis, avec d'inconsistants nuages. Ceci se passe au-dessus de la colline d'où ne vont pas tarder à prendre leur envol, aussi sûr que demain est vendredi, la bande des corbeaux qui inlassablement, depuis que la Taulière habite ici, quittent les arbres d'en face au crépuscule pour venir piétiner le toit au-dessus d'elle.

Ca y est, les voilà. Il est vingt heures quarante quatre.

Demain, une autre tournée d'Auvergne, et l'explication de ce titre mystérieux...
==========================================
(*) Une panouille, en pays bressan, c'est l'épi de maïs encore enveloppé de ses spathes, lesquelles sont des bractées membraneuses entourant les grains. La panouille se termine, au sommet, par la touffe d'une abondante "barbe" frisée. Le mot "panouille" serait emprunté au provençal panouio ou panoulho.