Ce Belletto, c'est tout de même un drôle de corps.

Après la découverte (hilare et secouée), dans les 90', de deux oeuvres particulièrement désopilantes du Rhodanien Belletto, Lyonnais plus parisien que nature mais qui a su comme personne filer de délirantes intrigues au coeur de la canicule d'entre les deux fleuves, la Taulière avait été très moyennement intéressée par les productions suivantes de l'auteur (Le Revenant, La Machine, etc.) et carrément désolée par "Les Grandes espérances de Charles Dickens".

Restaient donc ces deux pépites : "Sur la terre comme au ciel" et "L'Enfer".

Anecdote : au fil de la lecture d'un de ces titres, la Taulière alors lyonnaise, qui bouquinait sur son balcon du 7e arrondissement, lève les yeux, stupéfaite, en réalisant qu'une scène de rupture amoureuse dont elle est en train de lire la description se déroulait dans un appartement dont la situation est trop parfaitement décrite par l'auteur pour être inventée : au 3e étage, à l'angle de la place Raspail et de l'impasse Basse-Combalot. Or, ayant levé les yeux, voilà qu'elle a sous les yeux, dans la vraie vie, les grandes fenêtres dudit appartement qui lui permettent de plonger à l'intérieur ! Elle habitait rigoureusement en face, mais au 4e... Coïncidence proprement austérienne, de quoi imaginer la soudaine apparition du héros derrière la vitre.

Bref, voilà que la Taulière, en septembre 2015, pêche dans les rayons de la médiathèque deux titres bellettiens alléchants : "Livre d'histoire (extraits)" et "Film noir". Séduite comme d'hab' par la sobre couverture blanche de P.O.L., laquelle déclenche une espèce de réflexe pavlovien car c'est habituellement un bon éditeur (quoique, pas à l'abri d'une erreur), elle se dit : tiens tiens, titres peu connus de moi, peut-être période faste de RB, découvrons donc.

Las ! Après lecture successive des deux opus - lecture parfois ramenée au feuilletage par impatience ou lassitude, on débusque dans ces pages le pire (par sacs entiers) et le meilleur (en quantité infime) de Belletto.

Les in petto du narrateur sont toujours des monuments d'absurde. Lorsque Belletto lâche les freins dans la descente (métaphore qui lui est chère, comme toutes celles de l'excès), on se régale de pages ébouriffantes et complètement délirantes. Mais lorsque Belletto se prend au sérieux et nous sert les états d'âme d'un narrateur, auteur, double de lui-même - ou pas - mais toujours insupportable et d'une pédanterie qui fait beugler, ça devient illisible, et c'est 90 % des pages de ces deux ouvrages.

Une fois refermés, les deux bouquins ne laissent qu'un goût fade de sempiternelle resucée (ressucée ?), car l'auteur s'emmêle les pinceaux dans d'invraisemblables histoires-gigognes où l'on dérive en cherchant vainement à quoi se raccrocher dans son écriture plate : qu'a-t-il voulu dire, de quoi veut-il parler, dans quel état il erre ? L'univers bellettien est ici servi jusqu'au trop-plein, on nous passe et repasse le plat : Michel, auteur d'un machin (film ? Livre ?) rencontre des tueurs dont il se joue, couche avec des nénettes idéales et vaporeuses, parfois mourantes, entre temps il écoute de la musique, découvre qu'en fait il a rêvé mais s'éveille pour constater que le rêve est devenu réalité, l'histoire se mord la queue (on devine ce que Belletto ferait de cette expression), voilà les tueurs qui reviennent, le héros tire le premier, les scènes sont étirées, etc.

Tous les ingrédients y sont : vieille bagnole familière et cahotante ou, au contraire, automobile grand sport ; bars mornes aux serveurs exténués, filles étonnantes et mystérieuses, aguets dans de sombres impasses, mauvais repas, intrigues molles ou trop invraisemblables pour "tenir longtemps". Toutes les dix pages, le soufflé retombe.

Il retombe d'autant plus que ces deux livres sont faits, d'une part, de scènes piquées dans ses précédents romans et de morceaux juxtaposés, "Livre d'histoire (extraits)" étant au surplus farci d'intertexte. A tel point que la citation, en fin de livre, des auteurs pillés ne recèle pas moins d'une soixantaine de noms ! On y trouve, parmi les attendus Balzac, Proust, Mallarmé, Blanchot, Beckett etc. (que du beau linge), des gars aussi connus que Joseph Vendryes (le père des notions de linguistique idiosynchronique, vous l'aurez reconnu) ou Globokar (oui, le compositeur).

On trouve aussi, parmi les intertextés, Georges Poulet dont Wikipédia nous dit que, « auteur de la tétralogie intitulée Études sur le temps humain, Poulet rejette l'approche formaliste de la critique textuelle et suggère d'étudier en premier lieu la conscience de l'auteur, notamment à travers sa perception de la durée. »

C'est une bonne description de la tentative ici conduite et aussi limpide que les pages bellettiennes du "Livre d'histoire", que du coup la Taulière a un peu l'impression de chroniquer en ignare car il n'est pas exclu que tout, mais alors tout, lui ait échappé dans cette oeuvre plus obscure que les impasses à tueurs de "Michel", le héros récurrent.

Aperçus (pour autant qu'on puisse voir quelque chose) :

« Ces observations entre elles, les divers éléments qui les composent considérés dans leurs rapports à l'intérieur de chacune d'elles ou de l'une à l'autre, se contredisent, s'annulent, et finalement sombrent agrippés en grappes dans un abîme sans fond, mais je les dirais encore plus, si j'avais à les dire. »

« Si je disais maintenant : "je ne respecte pas mon projet fugace, pour ne pas dire oublié", je serais fautif, non parce que je ne l'aurais pas retenu (c'est toujours le même projet, je devrais donc briser là, mais passons) (...) »

« L'artifice. Le jeu. (Faire semblant de parler d'autre chose.) Interrompre un chapitre à un moment palpitant comme un oiseau blessé, interrompre le livre définitivement, voire ne pas l'écrire (...) »

La consolation, en même temps qu'une magistrale esclaffade, arrive à la page 57 de "Film noir". En l'espèce, une description "à la Belletto", c'est-à-dire où ça part grave en vrille et sur pas moins de quatre pages à se rouler par terre, d'un orchestre symphonique s'apprêtant à jouer en plein air, ou plutôt à ne pas jouer, sur la place d'une petite ville. Prenez garde : à côté, une bataille Gaulois/Romains dans Astérix, c'est du pipi de chat. On est plutôt chez les Monty Python. Extraits :

« (...) à l'instant où le chef s'emportait un morceau de l'oeil en dressant sa baguette vers le ciel d'un geste trop vif pour commander le premier accord alors que certains musiciens n'avaient pas même sorti leur instrument de l'étui, ou lui tournaient encore le dos, époussetant leur siège ou s'absorbant dans une dispute hargneuse avec leur voisin de derrière avec lequel il n'était pas rare qu'ils en vinssent aux mains, ou lisaient les journaux et n'interrompaient leur lecture que pour scruter le ciel désespérément vide de nuées porteuses d'orage bienfaisants, ou manifestaient de mille autres manières leur inébranlable volonté de ne pas commencer le concert - le pianiste ôtait sa veste, le flûtiste enfilait un deuxième pantalon, le violoncelliste avait lavé ses sous-vêtements et maintenant les essorait, le clarinettiste tirait à la carabine, le saxophoniste remontait un gros réveil et s'installait une couette sur le sol pour dormir, le corniste dévorait tartine de beurre sur tartine de beurre, le contrebassiste se gargarisait avec un liquide dont l'amertume le faisait grimacer et qu'il recrachait ensuite dans le trou de sa contrebasse, (...) ».

Et ça dure. Le crescendo est garanti, on a l'impression que Belletto a bu une bonbonne d'EPO. Au fil des pages le malheureux chef d'orchestre n'arrête pas de se blesser, de se mettre des coups tout seul, les lèvres venues "se fendre sur ses genoux osseux tant il s'était oublié dans un emportement furieux de tout l'être"...

L'histoire de ce concert, c'est qu'au terme de la description de cet indescriptible orchestre, il semble bien que celui-ci ait joué, en fait, la symphonie en question. Mais d'une manière que le musicien Belletto critique avec une virulence rabelaisienne et une férocité professionnelle :

« (...) la divination que nous eûmes quand le chef leva sa baguette et s'infligea une cruelle blessure à l'oeil nous avait laissé rêver peu auparavant : en effet, lorsque les musiciens daignèrent enfin se livrer à des activités évoquant davantage l'idée de musique, à l'exception du violoncelliste que rien ne put convaincre d'empoigner son archet, ni les prières, ni les menaces, ni les coups, qu'il évitait avec adresse tout en étendant son linge lavé au haut de son instrument pour que la brise du soir le séchât, il apparut à l'évidence que concerter avec rigueur et humilité, ou même jouer sa partie avec application, ou du moins faire de son instrument un usage qui ne fût pas une insulte au bon sens, était la dernière de leurs pensées - le pianiste frappait avec les dents les touches de son piano dans un déchaînement d'hilarité spectaculaire mais qui ne signifiait pas joie réelle, le harpiste épuisé promenait avec nonchalance sur sa harpe le cadavre raidi d'un énorme rat (...) le clarinettiste soufflait dans sa clarinette à s'en faire péter les poumons, si bien qu'il devint tout rouge et que sa tête doubla de volume, mais c'était parce que l'instrument était bouché, et quand enfin il se déboucha, il s'ensuivit un mugissement effroyable qui fit dresser les cheveux sur les têtes, vida la place de ses chiens en un clin d'oeil et provoqua la mort d'une vieille jument dans l'étable d'une ferme abandonnée des environs (...) »

« (...) et je me souvins jusqu'au dernier jour du miracle de l'accord final où chaque musicien, désireux sans doute de ne négliger aucune des possibilités que lui offrait alors la vie (entouré d'autres musiciens, face à un chef - fût-il si mal en point maintenant qu'il se bornait, immobile, à diriger par des froncements de sourcils, des plissements des lèvres, des vibrements de langue, des roulements d'yeux et des renfrognements de nez - et devant une foule nombreuse de témoins qui ne perdaient rien du spectacle), où tous les musiciens considérèrent qu'effleurer du regard la partition et jouer les notes qu'ils déchiffreraient au passage était l'une de ces possibilités à laquelle ils s'abandonnèrent pour finir après s'être dit qu'ils avaient épuisé toutes les autres dans un temps curieusement égal à celui qu'aurait duré l'exécution fidèle de l'oeuvre, de telle sorte qu'à la stupéfaction du chef, seul exclu de cet élan commun, l'accord ultime éclata avec tant de conformité qu'il sembla mettre un terme à une exécution fidèle en effet, à laquelle tous alors nous aurions juré avoir assisté : nous nous levâmes pour battre des mains (...) »

Les pages consacrées à cet extravagant concert, c'est du grand Belletto : spectacle total et insensé, de l'ordre de la vision démente, hallucination comique poussée aux pires extrémités... Or, le début de phrase : "et je me souvins jusqu'au dernier jour..." vient ici tout à coup résonner comme l'élément perturbateur de cette ambiance grand-guignolesque, un petit coup de triangle frappé au sein d'un silence musical, un avertissement, un signal, donné à qui veut l'entendre... Ce narrateur d'un épisode du plus haut comique nous parlerait-il, au passé pas simple, d'au-delà de sa propre mort ? Le rire s'arrête net.

C'est toute l'aventure de ces deux livres : ils semblent avoir été écrits par un zombie, certains textes étant terminés par d'autres après la mort du narrateur, d'autres parlant du passé dans le futur, bref. Il n'est que manuscrits volés, histoires s'écrivant en même temps que l'écrivain les décrit, miroirs, abymes, abymes... et mort, mort.

A l'exception, notable, de deux ou trois passages de la même tonalité furieusement hilarante - cf. description communicative du fou-rire d'un condisciple au lycée, dans "Livre d'histoire (extraits)" - le reste du texte se dévide sans raccords, ni queue ni tête, avec une petite impression de foutage de gueule. La politique éditoriale de P.O.L. s'orienterait-elle vers les fonds de tiroirs ?

Belletto a-t-il été dévoré par une de ses bouffées délirantes, est-il tombé dans un trou noir ?

Or, et là c'est troublant, on y revient, à la lecture. On voudrait comprendre. Il y a comme un petit effet de motif dans le tapis, de voile voilant la brume, qui fait entrevoir qu'il y eut projet, que ça s'écrivit, que ça demande à être lu, entendu. On renifle donc les traces, on flaire entre les lignes, on essaie de deviner. En vain. On reste exclu, l'univers bellettien reste clos.

Autant finir sur cette question-palindrome d'un des narrateurs : « Par conséquent, quand c'est qu'on part ? »