« I'm jumping alone in my room. »

Ce sobre commentaire trouvé sur YouTube rend assez bien l'allégresse qui saisit soudain la Taulière aujourd'hui vers 18 heures. Elle draguait, indécise, à la recherche de quoi ? Elle regardait si Guiliana, un de ses hit-batteurs, avait produit quelque nouveauté.

Elle tombe sur une session d'impro un peu bizarros : trois musiciens - dont Guiliana - jouent "ensemble" mais le climat n'est pas très chaleureux. C'est assez fréquent avec Guiliana. On ne peut pas dire que ce mec dégage une sympathie torride. On n'y reviendra pas, on est juste contente qu'il soit plus communicant devant ses caisses qu'avec le public, après tout c'est pour ça qu'on l'écoute. Cela dit, les deux autres ne pètent pas d'euphorie non plus.

Question déroulement du set, on voit progressivement, et malgré des participations au départ relativement équilibrées, "disparaître" aussi bien Mark Guiliana (non parce qu'il n'existe pas, d'ailleurs, mais parce qu'il est suffisamment pro pour savoir quand il doit "servir" et non prendre les manettes) que Chris Morissey, bassiste maniéré dont les lancers de coude n'apportent rien à son jeu - par ailleurs excellent convenable. A 4 minutes, Hutchings a déjà établi le cadre, en douceur et tout en mélodie. A 5', après un changement de sax, il a "embauché" les New-yorkais et les a installés dans son tempo. A 6'15", Guiliana se met vraiment au boulot. Tout le monde raccroche à la roue du patron et enfin ça monte en charge. A 9'17", la Taulière, elle aussi, is jumping alone in her room. A 14' Hutchings envoie un max et les deux autres se montrent enfin conquis.

Shabaka Hutchings, clarinette, saxo (ne me demandez pas lequel, il en joue plusieurs, les amateurs éclairés s'y retrouveront), Shabaka Hutchings mène le jeu. En solitaire, et en solo. Chaque fois qu'il commence une phrase, il pose la note pile dans le premier nano-silence venu.

Il semble que la fusion devienne à peu près parfaite dans les 20 dernières secondes. Encore une fois la Taulière n'est pas une experte mais ce que lui disent ses oreilles (et ses yeux) c'est que dans cette impro d'un gros quart d'heure, les Amerlocks courent derrière l'Anglais et que, lorsque Hutchings atteint indiscutablement le fameux "hit" maintes fois décrit par Kerouac, il arrive seul au sommet. Pendant la session, il a regardé quoi ? Trois fois ses comparses d'un jour.

Les lectrices/teurs me diront s'ils voient comme moi ce qui est écrit sur le tee-shirt jaune de Shabaka Hutchings, j'ose à peine l'écrire : "Martyr Loser King" ??? Ce mec ne manque pas d'aplomb !


***

Une beauté n'arrive jamais seule :

There are songs

There are songs within sounds that echo the breath of eternity.
i sing,
the universe incarnate from these lips
which twist in forming syllables,
moulding decibels,
fragmenting time's continuum,
lost in a universe of verse.

Inner space cannot hear what is not felt
since for rhymes to sound, molecules must resound
shattering the serenity of being in tune
to silence,
still time.
While time binds minds to the tangible
rhyme frees minds from time.

As placed lips contour the origin of sounds
sculpted hearts predate the origin of thoughts.
Must i then curve my heart strings
to intellectual things
before i learn to think with an action less complex ?

I guess its true then.
My love is a notion,
drowned by a wave of perception.
thoughts thrown to anchor my heart

only add to its heaviness.

Shabaka Hutchings, blog, mars 2015

La Taulière a trouvé ce magnifique poème (un des trois, tous aussi beaux les uns que les autres, figurant dans le même post), à l'onglet "blog" du site de Shabaka. Mr Hutchings, musicien british "from caribbean diaspora" : non seulement un type vachement capé, du genre qui compose pour le Ligeti string quartet, qui joue avec Sun Ra, multi-récompensé et vedette de la BBC, etc. (enfin, on s'en était rendu compte, de la pointure, en le voyant prendre le volant pendant la fameuse impro, qui figure abusivement sous le nom de Guiliana, alors qu'en toute logique c'est celui de Hutchings qui devrait apparaître en premier), mais encore il se révèle un authentique homme du verbe.

En feuilletant son blog, on découvre en effet l'écriture poétique impecc de ce musicien classieux, et sa prose non moins fulgurante. A preuve un billet intitulé "A meditation on my experience with the Sun Ra Arkestra" : Shabaka Hutchings y décrit avec un brio et un humour décoiffants comment il a été percuté au sternum par le jeu de Marshall Allen : « I struggle to give structure to thoughts so discombobulated by this spectacle of joy that I can merely laugh at the audacity of what emerges from his horn ».

« The band swung. It swung so hard the walls holding the music together started to rattle. Initially listeners encounter fear of collapse but the band stormed ahead, destroying and rebuilding. And once the fear subsided, all acknowledged this fearless bunch in praise. These individuals who build their houses in the leaves of trees bearing deep roots. Those free to move within and throughout history, sculpting a path glistening with imagination ».

C'est tout à fait ce qu'on ressent en écoutant Sons of Kemet... ou encore

Et ça...

Encore jamais vu une formation comme ça : 2 batteurs, 1 voire 2 tuba(s) et Mr Hutchings. J'aurais manqué quelque chose en n'allant pas le dénicher sur YT ce soir

On serait injuste de ne pas citer ses compagnons : Oren Marshall au tuba (qualifié justement de virtuose) et le "double-drums team" de Tom Skinner et Seb Rochford (peigné comme un horseguard).

Bref, surfez sur YT après avoir tapé son nom et réjouissez-vous du chahut moléculaire qui a donné naissance au son et à l'écriture hutchingsiens.

PS - Pour l'état de grâce intégral c'est par là, sans se laisser impressionner par le délire incrustatif du vidéaste :-) qui avait dû fumer des mandalas avant de démarrer.