... où que vous alliez ! Quitte à laisser un peu de gomme sur le macadam, faites demi-tour et rendez-vous toutes affaires cessantes dans votre librairie pour y quérir "Chemins d'eau", de Jean Rolin (La Table Ronde, Paris 2013 - coll. la petite vermillon - 1ère édition aux Editions maritimes et d'outre-mer, 1980).

Rolin, déjà amplement chroniqué dans l'Appentis pour ses ouvrages maritimes et terrestres drolatiques et féroces : "La Clôture", "Terminal Frigo" et "Ormuz", revient ici sur des voies d'eau plus modestes. Ou plutôt, c'est d'elles qu'il est parti, puisqu'il écrivit ces chroniques fluviales un peu avant 1980, alors qu'Ormuz a été publié en 2013.

Rolin est un drôle de corps : journaliste hors pair, érudit à n'y pas croire, écrivain archi-doué au talent constant doublé d'un assez puissant mais élégant travail de charpente, il multiplie les approches des paysages et des habitants pour nous livrer des portraits qui sont d'un géographe, d'un historien, sociologue ou politique (tendance Mao), indiscutablement poète, appuyés sur un journal de bord sans prétention et d'une honnêteté qui emporte la sympathie. Ni artifices ni le moindre égocentrisme. Dans une démarche modeste, mais qui embrasse large - c'est sa signature, Jean Rolin a concocté pour nous la narration très instructive de ses périples canaliers.

L'agrément des voies d'eau françaises n'est plus à prouver à la Taulière, laquelle embarqua, vers 1990, en compagnie de 3 copains et de 3 fillettes excitées comme des puces, sur une grosse péniche de plaisance rectangulaire, louée à Nort-sur-Erdre dans l'objectif inavoué (et inavouable) d'aller taquiner l'Océan. La vitesse - si l'on peut dire - du véhicule, sorte de caravane sur plateau de bois qui pouvait certes mériter le nom de bateau par sa flottabilité sans reproche mais pas par sa maniabilité, guère supérieure à celle d'un petit camion flottant, ne nous permit pas de doubler plus que Guenrouët (impérissable souvenir de sa piscine municipale en forme de bol) et à peine d'atteindre Blain avant de virer dare-dare bord sur bord pour rendre le bateau au loueur à la fin de la semaine.

Qui n'a essayé de garer ce machin entre deux péniches au profil aquilin, immatriculées en Grande-Bretagne et arrimées avec élégance dans un des ports huppés du secteur (peut-être Sucé-sur-Erdre ?), surtout lorsqu'on tente d'accoster par fort vent arrière et que vous arrive dans la figure à grande vitesse, bien que le pilote ait stoppé les machines depuis le milieu du lac, un rigide quai de pierre, ne peut comprendre l'effroi d'une plaisancière d'occasion venue tout droit de Lyon. La Taulière postée à l'avant, à peu près aussi rompue à la navigation qu'à la castration des maïs en Limagne, se vit alors contrainte d'empoigner la gaffe pour éviter la collision. Mais, plutôt que de la briser sur le rebord du quai dans son violent désir de tenir celui-ci à distance, elle préféra s'appuyer d'abord sur la coque d'un des angliches boats déjà en place, d'où surgit un captain en grand émoi, criant NO NO NO !! et faisant avec ses bras recouverts de poil roux des moulinets désespérés.

Ce n'est là, relaté avec la tentation (avouée) d'imiter l'inimitable veine rolinienne, qu'un épisode de cette navigation au demeurant paisible. Le canal manquait d'eau, en cet été sec, et nous eûmes notre lot d'envasements, d'embouteillages aux écluses et de rigolades afférentes. La seule évocation de cette semaine fluviale me donne illico l'envie de réembarquer ("Homme libre toujours tu chériras la mer...").

Aussi l'ouvrage de Jean Rolin, lequel navigue, lui, comme un virtuose né dans la rade de Brest (en réalité à Boulogne-Billancourt), a-t-il ravivé des souvenirs d'autant plus vivaces qu'il emprunte précisément ce canal - lequel me restera pour toujours incompréhensible d'une part en raison de mon incapacité à m'orienter (jusque, parfois, entre la cuisine et la chambre de ma propre habitation), et d'autre part, en raison du fait qu'il se mêle sans cesse à trois rivières : l'Erdre, l'Oust ou encore l'Izac, qu'on y traverse un lac et qu'on y circule dans le bocage.

La cocasserie des situations rencontrées par Rolin, ou de celles qu'il suscite, acharné à vouloir suivre des chemins de halage repris par la nature, c'est-à-dire par la gadoue et les ronces (les deux ensemble), chaussé de godasses trop petites achetées à Rennes (la ville n'y est pour rien) ou souhaitant naviguer sur l'étang de Thau avec son "baquet de plastique" sans tirant d'eau pile au moment où se lève une sorte de tempête, l'ironie affectueuse avec laquelle il traite aussi bien les paysages que les espèces végétales ou animales (humains compris) qui les peuplent, ne doivent pas masquer le mahousse travail de compilation, réalisé pour notre fluvial bonheur, d'une documentation assez monstrueuse.

De ces 350 pages de récits de navigation le plus souvent hilarants, toujours poétiques et politiquement incorrects, on se limitera (c'est très dur...) à citer une anecdote rapportée par l'auteur à propos du canal du Midi et de sa situation supposée privilégiée "d'entre deux mers". Il semble en effet que Suez ait donné des idées aux ingénieurs locaux qui eurent, vers 1930, l'ambition d'ouvrir une voie propre à faire transiter les gros tonnages entre Méditerranée et Atlantique :

« Au projet de la Société technique et économique - un canal aux rives uniformément bétonnées sur 12 centimètres d'épaisseur et dont la largeur du plan d'eau oscillerait entre 150 et 200 mètres - l'ingénieur Mähl, dont il est difficile en l'absence de données techniques suffisantes, de déterminer s'il s'agit d'un fou furieux ou d'un génie du bricolage titanesque, oppose en 1934 son propre projet de nautostrade : des écluses automotrices, montées sur 1200 roues de 1,80 mètre de diamètre, transportant à cent à l'heure des transatlantiques ou des porte-avions. Dans son ouvrage modestement intitulé Restauration de la fortune économique de la France et de l'Europe, le projet de Mähl, pour être plus convaincant, est illustré par un petit dessin maladroit d'un transatlantique à quatre cheminées passant en trombe, dans sa baignoire automobile, sous les remparts de Carcassonne. Cependant la guerre éclate sans qu'aient abouti ces projets grandioses, qui auraient peut-être permis à notre flotte de se saborder devant Castelnaudary plutôt que dans la rade de Toulon. »

Ainsi chemine-t-on avec Jean Rolin, au gré de sa plume incisive et drôle, sous son regard bienveillant pour tout ce que l'alentour des canaux comporte de vivant ; à peine ce regard se glace-t-il devant l'imbécillité des édiles bétonneurs (Baudis à Toulouse en prend pour son grade), le racisme et la xénophobie de certains ruraux. Le reste du temps, il est d'humeur plaisante et ne laisse, de ce qui l'environne pendant sa randonnée hexagonale, aucun trait dans l'ombre. Le bonheur dans la lecture est pour nous.

La Taulière avait rédigé hâtivement cette note de lecture dans l'urgence de l'enthousiasme (à la moitié du livre environ). Elle a découvert entre temps que dans la deuxième partie où Rolin quitte parfois le ton léger du début - pas toujours, heureusement, parce qu'on lit tout de même souvent entre deux éclats de rire - pour aborder les rives nordiques (Marne au Rhin, Oise, Sambre, Meuse...) le texte prend encore de la force au fil des récits historicisés : ouvrages d'art (ascenseurs à bateaux, tunnels...), aventure industrielle et ses traces titanesques (Charleroi, Jeumont, Givet, Charleville...). Tout le livre est marqué au coin de cette topographie mémorielle qui le relie indiscutablement au non moins magnifique "Dépaysement - Voyage en France" de Jean-Christophe Bailly. Ce qui est dit ici de ce dernier s'applique tout aussi bien à Rolin et à ses enchanteurs Chemins d'eau.

D'Origny Ste-Benoîte, où Rolin cite l'anecdote, rapportée par Léo Mallet, d'une paysanne ayant hébergé "sous l'escalier" un GI déserteur pendant quatorze années après le débarquement, à Charleville puis à la Belgique, Rolin marche en effet dans les traces de Bailly ou plutôt, vu la chronologie, l'inverse car les pages les plus mélancoliquement belles du Dépaysement sont celles figurant sous le titre "Rimbaud parti" et qui suivent exactement le même parcours que Rolin dans sa remontée vers le nord par les canaux. Sainte cohorte des géographes et philosophes amoureux des rivières !

Occasion de continuer ici, quitte à se contredire à propos de limitation, par un morceau de choix à propos, justement, de Charleville. Rolin ouvre les hostilités par quatre vers assassins d'un enfant du pays :

« Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses... »

Notre canoteur (qui d'ailleurs à ce stade voyage aussi pour partie en micheline, pour partie à pinces mais ne dédaigne pas le vélo) ne pouvait pas manquer le sarcastique rapprochement, un siècle plus tard, entre la vision rimbaldienne et l'exactitude navrante avec laquelle "les continuateurs de ces bourgeois poussifs" se sont conformés à la description du poète en installant dans un square situé en face de la gare, non seulement la tête en bronze du poète qui les a flétris avec une joie féroce, mais une pléiade de panneaux et pancartes de recommandations, variations sur le thème des "interdit", "défense de" et autres "prière de ne pas", que Rolin liste avec délectation : square où tout est correct !

Après avoir constaté que le nom de Rimbaud fait florès, post-mortem, dans les rues, quais, musée et librairie éponymes, Rolin, pris d'une saine colère, lâche joyeusement les chiens :

« Rien n'est exaspérant comme l'exploitation touristique et commerciale, par des édiles quinteux ou des limonadiers cidunatiques(*), de la gloire posthume d'hurluberlus en tous genres, hommes aux semelles de vent, femmes fatales ou clochards célestes, que sans l'ombre d'une hésitation ils feraient enfermer, rouer ou pendre si par malheur ils les rencontraient vivants, et encore traîner sur la claie s'ils les découvraient suicidés de la veille.
On imagine aisément la mine avenante d'un patron de bistrot contemporain trouvant à sa terrasse Rimbaud et Verlaine en train de se crêper le chignon, George Sand habillée en homme, le cigare aux lèvres, pétrissant les mains de Musset tout en faisant sous la table du pied à Pagello, Baudelaire en train de manger de la confiture de haschisch à la petite cuiller ou Van Gogh coiffé d'une couronne de bougies, tenant à la main son oreille tranchée. Et cependant tout ce que la terre compte de plus rétrograde, de plus mesquin, de plus étroit d'idées, porte sur le pavois Rimbaud à Charleville, Sand à Nohant ou à Gargilesse, Van Gogh à Anvers, en attendant Artaud à Rodez, Genet à Fontevraud et Burroughs à Tanger. »

En vérité, ce billet est imbécile parce qu'il échoue à rendre compte de la diversité du récit rolinien : la chronique de ses étapes logistiques : hôtels, restaurants et café-tabac, véritable anti-guide Michelin des lieux où on lui a refusé à manger, où on lui a tiré la gueule et/ou servi des choses infâmes, où il a dormi parmi des colonies d'insectes, etc. ferait à elle seule un livre. La rencontre des éclusièr-e-s (en nombre incalculable) en remplirait un autre, la confrontation avec la nature pourtant d'apparence bénigne des chemins de halage et autres routes départementales, un troisième, etc. Tant pis, ce qui est fait est fait, achetez donc le livre, vous dis-je.

Quant à cette déambulation, véritable film d'une France d'il y a trente-cinq ans, c'est-à-dire d'un autre siècle, elle témoigne d'une époque pourtant pas si lointaine mais qui semble carrément d'avant-guerre, tellement la France rurale tarde heureusement à s'imprégner des travers qui rongeaient déjà les citadins de 1980... Une France lente, d'artisanat, de jardins et de constructions à notre échelle, où l'on compte encore en délicieux francs, où l'industrie est moribonde mais encore présente (le même récit aujourd'hui passerait sans les voir sur d'anciens sites où toute trace visible est effacée). La batellerie fluviale (ports où l'on charge du blé, du ciment...) avait encore de beaux jours devant elle, les épouvantables emprises des voies TGV n'avaient pas encore tout à fait ruiné les paysages et ce n'était que le début des parkings et autres "mobiliers urbains", et des assemblages de bourgades de plus en plus muséifiées entre deux rocades.

Hélas, des signes qui inquiétaient ou scandalisaient le chemineau poète, nous sommes passés, emportés par la tornade de l'horreur économique, pour reprendre le fameux titre de Viviane Forrester, aux signaux de détresse ! La lecture de Rolin nous fait aussi sentir cela, cette funeste accélération qui ne lui laisserait plus grand chose à chroniquer, si d'aventure il voulait repasser par ces inénarrables chemins d'eau...

La Taulière, qui souhaite ici remercier derechef et avec émotion la Jardinière pour l'envoi de cet épatant bouquin, se réserve quelques pages pour encore rêver au fil de l'eau (en Bourgogne, Nivernais...) avant de terminer, avec cet auteur devenu un de ses familiers (symboliquement s'entend), « juste à temps pour faire briller d'un éclat de neige les ailes déployées d'un busard Saint-Martin à l'affût dans un saule du bord. »

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(*) A l'usage des lectrices/teurs jeunes, la Taulière rappelle que le CID-UNATI, fondé en Isère vers 1970 par un certain Gérard Nicoud, rassemblait le petit monde des artisans, commerçants, du charcutier au marinier en passant par l'ébéniste ou le petit patron de plomberie, sur la base d'une contestation (de la même veine que celle des "bonnets rouges" de l'écotaxe), contre l'abus d'administration et contraintes, surtout fiscales, air connu. Le CID UNATI se rendit célèbre à Lyon pour avoir suscité en 1973 une belle grosse grève de mariniers avec barrages sur la Saône bloquant les deux ports fluviaux : Rambaud, essentiellement céréalier et Herriot, terminal pétrolier. Les cadors du CID-UNATI montèrent dans les bureaux d'affrètement et séquestrèrent une soirée durant la pauvre Taulière et ses collègues, secrétaires qui n'en pouvaient mais, d'un des affréteurs de la place. En partant, un gros charcutier aux doigts boudinés nous offrit, avec ses excuses pour le désagrément, des bonbons à la menthe.