... qui serait l'orthographe correcte pour l'apocope toponymique totalement acquise maintenant par les indigènes et même par les colons lyonnais (*), ici donc, on commence à sentir l'arrivée de ceux-ci. Les colons.

En effet, les néo-collombs (oups pardon !), harnachés d'or dans la lumière des collines, la hache dissimulée derrière le dos et la senestre tendue, ont abordé la capitale ligérienne, en navigateurs avisés, par la plus paisible des criques : la gare. A peine descendus de leurs riches gallions armés, ils ont offert aux natifs la traditionnelle verroterie - nous voulons parler de l'épouvantable "EURO 2016" (il y a un troisième "mot", peut-être UEFA, mais la Taulière ne s'en souvient plus, ne veut pas s'en souvenir, c'est pour que l'objet soit décliné en trois morceaux, aux couleurs patriotardes BBR) - bref, ce machin en plastoc-toc posé comme une longue crotte (2 m de haut sur 10 de long environ) sur l'esplanade de Châteaucreux, qui bouche la visibilité et pollue la vue.

Ce truc, hormis qu'il confirme le goût de chiottes des communicants d'Outre-Rhône, lesquels ont déjà abondamment meurtri plusieurs places lyonnaises avec leur trouvaille palindromique forcenée "ONLY LYON", déclinée en rose socialo (socia-quoi ?), signale surtout que le métropolitain Collomb (les dents du maire), en bon constrictor, a commencé de digérer Sainté pour mieux avaler prochainement Bourgoin, Bourg-en-Bresse, Mâcon... Que sais-je encore (**). En effet, le machin en plastoc est probablement inspiré, voir directement produit, édité, déposé comme marque et réalisé par GL EVENTS, société dont les liens avec le Maire de Lyon seraient très, très intéressants à étudier. Très (***).

Il en est ainsi : cette merdouille en plastoc bleu-blanc-rouge à la gloire du foot (beuarrkk), elle fait à la Taulière l'effet d'une patte de prédateur posée bruyamment et brutalement sur le territoire stéphanois. C'est agressif, ça dit : ici c'est à moi, ça dit : j'arrive.

Mais passons à de bien plus belles images qu'on aimerait, etc.

Un soir de cette semaine, la Taulière parcourt les allées désertes du SPAR de la place Jean-Mou. Les gens du coin voient de quoi l'on parle en évoquant cette épicerie à facade rouge qui fait le fond de la place aux arbres. On ne sait plus bien si le SPAR est une succursale du groupe Casino dont le siège social rutile non loin - oui, étrangers : ici Geoffroy Guichard n'est pas seulement un stade, c'est le père fondateur (1892). Ou bien un franchisé ? Ou bien une épicerie en voie de disparition, dont l'enseigne serait, par étourderie, restée.

Voici deux ans, le SPAR était "bien tenu". C'est-à-dire par un couple improbable (mari et femme ou co-équipiers ?) qui s'engueulaient copieusement du matin au soir, dans un déluge sonore de clameurs résonnant d'un bout à l'autre de la boutique (« en haut, les petits pois, je te l'ai dit CENT fois… »), mais maintenaient les lieux dans une propreté et un ordre exigeants, approvisionnaient les rayons et proposaient à la vente des fruits et légumes semi-comestibles (toujours les vieux fonds de cageots flétris, inhérents à ce genre de commerce, mais ici juste honorablement décatis).

Ces braves bidochons partis pour on ne sait quelle destinée, le SPAR fut repris (franchisé ? acheté ?) par une équipe encore plus étrange. La patronne, petite dame chinoise, semble habiter là : on la trouve à tout moment, installée sur le banc que le SPAR proposait auparavant à la pratique au sortir des caisses, pratique composée à 90 % de vieux perclus (avec 5 % de lycéens et 5 % de clodos, on a fait le tour de la clientèle dont le pouvoir d'achat n'est pas la qualité première).

La patronne a fait du banc son territoire orgueilleusement revendiqué. Elle y nourrit sa fillette, laquelle, une fois avalé son manger, se divertit en fonçant dans les allées de la supérette au volant de ce qui semble une Audi A5 blanche (à pédales), prenant les virages à la corde au ras les têtes de gondoles et entraînant dans son sillage plus d'une pyramide de chips ou de cookies. Elle (la patronne) y donne des consignes claironnées, les employés venant régulièrement prendre ses ordres auprès du banc comme à la cour médiévale d'un capétien. Elle n'y rend pas la justice mais c'est juste parce qu'il manque de chêne au-dessus. Elle y téléphone beaucoup (en français et en mandarin), s'y adonne à la lecture de Femme Actuelle en dévorant des barres de céréales, etc.

Il s'ensuit que la SPAR Dream-Team, constituée de bric et de broc, de gens très jeunes (très, très jeunes) et tous ressortissants de la fameuse "diversité", ce qui pourrait être tout à l'honneur de la patronne si l'on n'avait le fort soupçon que c'est parce qu'ils acceptent n'importe quel job pour n'importe quel salaire, l'équipe, donc, dont le turn-over est de l'ordre de la semaine, bosse assez mollement (à raison de ce qu'elle est payée sans doute) et a pris le pli de laisser les marchandises dans leurs cartons "filmés" (film éventré) au pied des rayons, lesquels sont habituellement vides. Par beau temps, on peut voir les caissiers/ères, posés contre la statue chapeautée de ce bon Jean-Mou (-lin, avions-nous oublié de préciser), en train de fumer leur clope ou de sécher une petite mousse. Ils rappliquent lorsque se dirige vers la caisse quelque Taulière avec ses trois courses à 2,91 euros. Etant donné qu'il passe environ une vioque à l'heure, calculez le chiffre d'affaires journalier du magasin. Un miracle qu'il dure. Les fruits et légumes pourrissent en silence, vérifier les dates limites sur les produits devient une question de survie, les stocks fondent. Nouz'aut' les vioques du quartier, nous nous demandons avec anxiété ce qu'il va advenir de notre SPAR.

L'autre soir, le caissier et l'un de ses potes, agitant en cadence leurs dreadlocks sous leurs casques à musique de couleurs vives et se dandinant grave sur l'arête extérieure de leurs baskets rutilantes (la fameuse démarche "pimp roll" - "le déhanchement du mac" en français n.d.l.r), se dirigent vers la caisse en piapiatant haut et fort (mon frère c'est clair eh oui man) quand ils sont arrêtés par un pépère édenté qui flotte dans ses vêtements (ce ne sont pas là détails criants d'aisance bourgeoise) et que l'on trouve parfois en train de vaguement "ranger" (= déplacer les cartons ici ou là). Encore un employé prospère mais temporaire.

La conversation est vive, les deux jeunes effrontés s'esclaffent bruyamment, se claquent les cuisses. Le viejo persiste et élève le ton. De quoi-t'est-ce qu'il s'agirait donc ?, se demande la Taulière agitée de son habituelle et insatiable curiosité.

De l'illustration "ornant" un paquet de gâteaux, que la Taulière ne distingue pas d'abord.

- Eh oui, que profère le pépé en tapant sur le petit parallélépipède de carton : c'est comme ça maintenant vous les jeunes vous respectez plus rien, y vous apprennent rien à l'école
- Oh nan quand même...
- Rien ! Vous apprenez rien je te dis : qui c'est, là sur le dessin ? Vous le reconnaissez pas ? Eh ben c'est un peintre. Un génie de la peinture même.
(Rires gênés des lascars)
- Un génie je vous dis. Un génie du vingtième siècle (c'est passé pas loin), très très célèbre, très connu et voilà : vous le connaissez même pas et ça vous fait rien...
- Oh nan quand même et c'est qui c'est, lui ? Picasso ?
- Picasso... Im...béciles !! Cherchez, cherchez...
- On n'a pas le temps man !
- Oui oui c'est ça : vous avez jamais le temps pour vous cultiver, pour apprendre. Et vos enfants ils sauront rien, rien toute la France elle va devenir abrutie. C'est un génie ce peintre. Et regardez, là (les lascars s'approchent et les trois têtes se rassemblent à contempler l'image). Regardez bien. Qu'est-ce que vous voyez de ce côté-là ?

Rien, les lascars ne voient rien. Et pour cause : il manque une oreille à l'homme de l'image. Le pépé, dégoûté par le peu d'intérêt de ses élèves d'un instant, continue cependant de brandir le paquet de biscuits sur lequel, brièvement, la Taulière qui s'est approchée découvre une effroyable reproduction d'un autoportrait de Vincent Van Gogh.

Vaguement traversée de l'envie de compléter l'érudition des caissiers en leur racontant l'histoire du peintre avec leurs mots (« mec à la coule man, alcoolo, complètement défonce, carrément ouf c'est clair man, peignait tout avec des couleurs super violentes tu vois, et des formes tournoyantes, suicidé d'un coup de gun man, etc. »), elle renonce. Ces jeunes hommes ont mobilisé là toute la capacité d'attention dont ils étaient capables, et les voilà retournés à leurs smartphones et à leurs déconnantes de ouais man. Vaguement traversée de l'envie de taper la converse avec le vieil employé, elle renonce. Elle n'est même pas capable de se rappeler de quelle oreille il s'agit. Gauche ou droite ? Les dates de Van Gogh ? Le docteur comment déjà ? Ah oui : Gachet. Elle aurait aimé lui confier, à ce pépé-dagogue, que leurs analyses prospectives quant à la culture des générations futures concordent, mais le fugace moment d'engager le dialogue est passé.

- deuheuroquatrevingtonze, annonce le jeune dreadlocker dont la courtoisie, en tout cas, ne sera pas prise en défaut, merci madame très bonne soirée à vous (bonne soirée ! Avoue !!), mercibonsoir !

« Je vois à l'heure où j'écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventrés,
dans un formidable embrasement d'escarbilles d'hyacinthe opaque et d'herbages de lapis-lazuli.
Tout cela, au milieu d'un bombardement comme météorique d'atomes qui se feraient voir grain à grain,
preuve que Van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait,
par le fait même,
un formidable musicien. »

Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Gallimard coll. l'Imaginaire, 2001

URGENT

Pour accompagner votre lecture (ou la remplacer), allez donc écouter une splendide valse lente chez NumberK, sur le blog Interférences ici indiqué dans les liens amis. La tribu Ceccaldi (re)fait des siennes !

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(*) Nous ne voulons pas parler ici des quelques néo-habitant-e-s (la Taulière en connaît au moins trois, plus elle) venus s'installer à Sainté d'abord pour des raisons économiques, puis à peine installés, frappé-e-s par un coup de coeur impliquant l'adoption spontanée de cette cité et de ses citoyens, mais des politiques lyonnais, dont la profondeur de vues, au moins, n'est pas à remettre en cause. Avoir dans le collimateur depuis si longtemps une ville et attendre qu'elle ait mis un genou en terre pour s'amener, l'air désinvolte, avec à la main « une offre que vous ne pourrez pas refuser... » C'est du grand art sicilien. Quoi les premiers affairistes lyonnais étaient florentins ?

(**) A l'appui de son persiflage sur la boulimie métropolitaine du Maire de Lyon et Président du Grand Lyon, la Taulière vous renvoie à la lecture d'un document du CESER Rhône-Alpes de 2012, lequel s'appuie sur les délibérations passées en 2009 et 2010 pour aboutir au "G4" : Grand Lyon, St-Etienne Métropole, Portes de l'Isère et Pays Viennois. Faudrait être bien naïf pour imaginer que l'ambition du gaillard s'arrête là, d'autant plus - faut-il l'en créditer ou le déplorer - que cette ambition s'accommode très bien d'une projection qui le dépasse de plusieurs coudées (et décennies), marque des grands visionnaires ou des purs mégalos ?

(***) Oui oui, je vous vois littéralement penser : "tiens donc, la Taulière a tourné sa veste sur sa plus verte doublure, y a pas si longtemps elle supportait, c'est peu dire, elle faisait même partie de l'équipe du colonisateur"... Ben oui, elle assume comme une bête, la Taulière, elle ne sait pas ce qui s'est passé mais elle a eu le cerveau lavé à un moment, elle ne s'en est pas rendu compte tout de suite. A sa décharge, pour qui prend sa retraite au sortir d'une vie professionnelle riche en responsabilités, c'est affreusement tentant de jouer les prolongations pour ne pas laisser perdre toutes ces bonnes compétences qu'on a exercées, et on y croit, oui, on y croit très fort... Et l'on s'agite encore un peu...
Par ailleurs, elle a emmagasiné pendant ce temps une précieuse expérience qui lui a permis de voir, entre autres, comment ça fonctionne de l'intérieur, hé hé, c'est pas perdu pour tout le monde.
C'est pourquoi, pendant tout le mandat, elle est restée loyale à celui qui ne l'était plus envers ses électeurs les plus pauvres (ceux qui l'avaient pourtant élu, pleins d'espoir, et aux côtés de qui elle a bossé en compagnie d'une certaine Martine, coco blanchie sous le harnois municipal qui lui a permis de tenir la tête haute pendant tout ce temps, a été son mentor, lui a révélé les espaces de travail possibles avec, puis contre le burlingue des pontes de l'Hôtel-de-Ville, occasion ici de te donner un méga-coup de chapeau, chère Martine !).
Loyale donc envers qui ne l'a jamais été, elle s'est aiguisé les canines et maintenant, oui, elle a repris sa liberté et elle mord, qu'on se le tienne pour dit. D'ailleurs, erreur sur la couleur de la doublure : elle n'est pas verte mais rouge et noire.