... sur les places, au tournant des boulevards, sur les quais du tram, on voit des hommes, en majorité de jeunes hommes mais pas toujours, qui arpentent le macadam dès le matin d'un air déterminé, enfin un peu mais tout de même, non flâneur. Pas à huit heures du matin (les bureaux des administrations ne sont pas ouverts), mais à partir de dix, onze heures, le plus souvent l'après-midi.

Ils sont habillés de vêtements de charité : ni les couleurs ni les formes ne vont ensemble : blousons étriqués aux teintes fatiguées, pantalons trop larges ou un peu courts, entassement de tee-shirts, pulls élimés. Mais pas toujours. Les plus jeunes surtout sont vêtus de neuf. Leurs baskets rutilent, leurs jean's et leurs tee-shirts noirs suivent bien la courbe de leurs corps minces. Les plus chanceux arborent une coupe mode (à blanc sur les côtés, la touffe au sommet du crâne), mais la plupart se contentent d'avoir les cheveux ras. Certains ont des sweats aux couleurs de leur équipe de foot ou en portent même le maillot : Fenerbahçe, Dinamo de Bucarest ou Baia Mare, les Lions Indomptables du Cameroun, les Sétifiens ou les Kabyles. Certains portent les couleurs du Brésil bien qu'ils n'aient traversé aucun océan pour venir ici, mais dans les stocks des associations humanitaires figurent beaucoup de restes du dernier mondial.

Ce qui les rassemble, les rend semblables et les désigne, c'est l'accessoire indispensable qu'ils trimballent partout : la chemise de carton.

Ah, cette chemise... Elle contient sans doute une bonne partie de leur vie, si ce n'est la totalité de ce qui la résume. Que n'y soit serré qu'un curriculum vitae sommaire, quelque certificat de travail aux coins cornés ou qu'elle recèle la photocopie d'un titre de séjour ou le magique et terrifiant récépissé de demande d'asile, une attestation de mariage et des actes de naissance, quelque paperasse siglée du Pôle Emploi, n'importe : toujours la chemise de carton prolonge la main, le pouce d'un côté les quatre doigts de l'autre, juste pincée entre deux doigts ou ramenée contre la hanche, la chemise de carton est inséparable de l'homme qui déambule.

La couleur de la chemise est improbable et toujours passée : rouge passé, bleu passé, blanc cassé. Elle n'est pas propre, elle n'est pas sale, elle est fatiguée, comme son propriétaire et sa deuxième couleur c'est toujours : grisâtre.

En recherche d'emploi
Sans papiers, logé à l'hôtel crasseux ou chez des cousins très éloignés
Plein d'un déraisonnable espoir, le dossier à l'étude à l'OFPRA
Hébergé par le CADA ou dans un lieu désaffecté, caché
Migrant des Balkans, Erythréen sombre, Burkinabés inquiets
Passés par Calais ou Lampedusa, rejetés trente fois d'Angleterre et résolus
Au pire : la France
Rom au regard d'absinthe et à la peau tannée, Rom de Tinca ou d'Oradea
Quinquagénaire voûté ou grand gaillard de dix-neuf ans
L'un avec l'autre parfois père et fils, compatriotes ou associés d'un jour
Parce que c'est plus facile à deux ou qu'on s'est rencontré
Polonais d'abord plombier puis sans boulot, comme les Français y a pas de raison
Jeune chômeur "des quartiers" comme on dit maintenant, pour ne pas dire "exclu"
Mais Français chanceux (?) malgré tout, malgré son coeur où s'accroche un drapeau d'autres couleurs
Français en dépit de l'Arabe qu'on a fossilisé en eux, à leur corps défendant d'abord
Puis, les générations passant, pour leur plus orgueilleuse fierté
Hommes sur qui pèse le devenir d'une famille

Hommes jeunes ou vieux toujours contrôlés deux fois la semaine par les flics et systématiquement par les uniformes noirs de la STAS qui doivent rappeler aux Roumains ceux de la STASI.

Hommes toujours. On ne voit pas de femme circuler avec la chemise de carton passé.

Il arrive que la chemise soit carrément vide et ne serve que de contenance. On y coince, entre les élastiques, de fausses enquêtes mille fois photocopiées, réduites à l'état de palimpsestes et qui sont prétextes à faire la manche. Alors on la tient comme un support rigide et on fait semblant de cocher des croix.

S'il menace de pleuvoir on descend d'un geste preste la fermeture éclair du blouson et on glisse, entre coeur et vêtement, la précieuse chemise qui, elle, ne doit pas prendre le froid ou l'humidité.

Les hommes marchent en balançant leur petite chemise de carton ou attendent le tram en la changeant régulièrement de main ; arpentent le trottoir ou traversent en biais les mains dans les poches, la chemise coincée contre la hanche, insouciants des autos et des feux de circulation. Parfois ils discutent à deux ou trois en se dandinant, fument de minces roulées ou détournent la tête pour cracher non loin. Il se peut qu'ils sirotent une canette de boisson dite "énergisante". Les plus fortunés stationnent dans les bars tristes aux alentours de la gare, penchés sur un café et son petit verre d'eau. Tous ont un téléphone portable et téléphonent beaucoup. Leurs voix et leurs langues sont sonores, de là où nous les observons, des rives de notre langue rassurante et de notre petit chez-soi, tandis qu'ils se balançent au bord du trottoir, les talons dans le vide, jactant de l'Est ou du Grand Sud, voix jetées comme pour franchir des steppes ou s'élancer de village à village, voix entendues comme agressives parce qu'on ne comprend pas l'inconnu et qu'on interprète ses intonations à notre aune étriquée.

Les hommes déambulent inlassablement, chaque jour sauf le samedi et le dimanche. Ils vont de bureau en bureau, n'attendent aucune réponse positive : ni travail, ni feu, ni lieu. Il refont les démarches parce qu'on leur dit de revenir. On leur dit de revenir parce qu'on ne sait pas quoi leur dire. Ils le savent mais reviennent, au cas où la donne changerait pendant la semaine. Ils savent le nom de Valls et que les ministères, parfois, varient dans leur "approche du problème".

Dans le tram cette semaine fleurissent d'avenantes affiches turquoise invitant à donner pour Caritas France qu'on connaît aussi sous le nom de Secours Catholique. L'illustration censée inciter au don, signée Jean-Luc Perréard, montre une femme et un homme, blonds (la femme a des mèches). Tous deux sourient avec une certaine connivence. L'homme est assis devant une table, la femme est debout, penchée vers l'homme avec un regard manifestant ce qu'on pourrait appeler de la sollicitude. Elle a des lunettes à montures rouges et blanches, est vêtue d'une chemise de chambray anthracite décontractée mais impeccable.

Il pourrait s'agir d'un dialogue entre un précaire faisant établir ses droits et une travailleuse sociale. L'arrière-plan, flouté, suggère un bureau open space ou un lieu d'accueil. Devant l'homme, des affichettes (annonces ?) et une partie de ce qui ressemble à un avis de recherche (on distingue une photo). Au fond, une personne grisonnante travaille à un bureau.

L'homme porte une chemise de jean's avachie mais pas si délavée que ça, sous laquelle un col baîllant de tee-shirt grisâtre laisse voir largement le cou. Le message envoyé par cet agencement vestimentaire est : pauvre et négligé. L'homme est barbu et moustachu, mais d'une longueur contrôlée, très "chaume". En somme, une taille "8 jours". Ses cheveux bouclés et délavés par un balayage artistique ou la pratique d'un sport de grand air (surf, voile...) révèlent un détail qu'ont oublié les concepteurs de l'affiche... Certes, ils semblent un peu collés par la sueur, mais c'est un effet réalisé par la maquilleuse en studio. Les boucles blondes montrent la propreté du jour, un peu de gel et un travail aux doigts. Le visage est émacié mais la dentition absolument impeccable (solidité, blancheur, alignement) témoigne d'une parfaite santé : deuxième erreur !

Ce faux pauvre arbore les attributs qu'on imagine ceux du pauvre, et la posture de la fausse travailleuse sociale suggère bien que c'est lui le demandeur, et qu'elle est en train, sinon de lui apporter une solution, du moins de lui remonter le moral ou de l'épauler dans ses démarches.

Au nom de tous les promeneurs à chemise cartonnée, je chie sur cette imagerie de caritas vaticane qui suggère que les bons pauvres ne sont pas basanés, ont de quoi se faire soigner les dents et peuvent impunément faire entretenir ce style de coupe. Sur cette fausse compassion mise en avant, que nul vrai demandeur d'asile ou de quoi que ce soit d'urgent n'a jamais rencontrée dans les regards des préposés de l'OFPRA ou des services sociaux. Sur cette charité catho qui suggère de rester entre soi, entre aryens, qui choisit ses priorités (Chrétiens d'Orient et pas Kurdes Irakiens, etc.) ; qui pratique une philantropie à l'américaine où le pauvre doit être digne d'être sauvé et conforme aux deux doctrines : religieuse ET économique. Sur cette caritas qui profite des actions humanitaires pour ramener en France des contingents de futurs curés et nonnes embarqués de - pour ne pas dire "enlevés à" - des pays où l'on missionne en rond.

Même si je pourrais citer nombre d'actions louables (au moins, en première analyse) du Secours Catholique, même si leur rapport statistique 2014 propose une analyse pertinente (c'est pas bien difficile, de nos jours, c'est pas les sources qui manquent) et quelques clichés vaguement voulus authentiques (mais c'est tout de même du pauvre choisi, bien échantillonné et bien lavé), il suffit d'une rapide balade sur les sites gravitant autour, pour voir comment s'organise le charity business.

Pas de charité ! DES DROITS !

Parfois, la vérité sort des webmestres étourdis ! Trouvé, sur le site de Caritas international, cet étonnant dialogue chatté. La question et la réponse se suivent et semblent pourtant bien en lien... Comprenne qui voudra :

Question : @Pontifex_fr parraine des familles de migrants. Est-ce que nous devons faire comme lui ?
Réponse de Pape François@Pontifex_fr : Marie est pleine de grâce. Elle nous offre un refuge sûr au moment de la tentation.

Un refuge pour éviter de céder à la tentation du parrainage ?