Pas de Taulière ici aujourd'hui.

Si l'Appentis est une auberge, je quitte mes fourneaux un moment et je viens m'asseoir dans la salle pour témoigner de ma propre vie. C'est un très, très long billet qui suit, avis aux gens pressés.

En 2007, prise de rage après l'élection de Sarkozy, je fais un geste un peu ridicule, le seul qui me vienne à l'esprit dans le moment : j'adhère au PCF. J'ai toujours voté à gauche depuis que je tiens une carte d'électrice (la dernière, je l'ai déchirée, soit dit en passant). J'ai voté au minimum PC, ayant, en guise de boussole politique, la certitude qu'il fallait faire un contrepoids d'importance à "la droite". Je mets maintenant aussi des guillemets à "la gauche". Mais voilà : foin de navrance, place à l'action, me dis-je, et je me tournai vers ce qui me semblait possible.

L'adhésion au PC sera très brève. Je rendrai ma carte à la troisième ou quatrième réunion de cellule (un groupe misérablement étriqué et totalement obsolète de quatre ou cinq personnes emmenées par un fou furieux, prototype du stal moyen), ayant entendu agiter la nécessité de la préférence nationale en matière d'emploi. Je leur ai dit que j'avais dû me gourer de parti, et je suis... partie.

Entre temps, les préparatifs pour les municipales étaient en marche et le PC local montait sa liste dans une parité arithmétique exemplaire : un homme, une femme, un homme, une femme, chabadabada. On me demande d'y être, j'accepte.

Aussi, en rendant ma carte, je précise qu'ils ne doivent plus compter sur moi pour la liste. On me téléphone, on me reçoit, on me presse de rester, même sans la carte magique, même comme simple "apparentée". Les élus PC de la Ville de Lyon, qui sont des gens bien, très à distance des zozos de la cellule et même de la Fédération, réussissent à me persuader que je serai utile. J'accepte. En pleine découverte de la machine politique électorale, je rejoins donc, avec deux adjoints PC, l'équipe municipale "gauche plurielle" de Gérard Collomb et me retrouve conseillère d'arrondissement après avoir décliné l'honneur d'être adjointe. Je m'occuperai des affaires scolaires en lien avec l'adjoint d'arrondissement à l'éducation et à la culture.

Entre temps bien sûr nous avons été élus. Gérard Collomb s'appuie sur un bon bilan du mandat précédent, et le candidat de droite, Perben, n'a que peu de chances.

La loi PLM (Paris Lyon Marseille) organise la vie municipale de ces trois grandes villes de manière très pyramidale : en haut, le maire de Lyon. Juste après, son équipe rapprochée : les adjoints en charge de gros dossiers.

Viennent ensuite les délégations moins prestigieuses. Ce conseil municipal ainsi constitué siège une fois par mois.

En-dessous, si je puis dire, on trouve les conseils d'arrondissements, chacun étant nanti d'un maire. Les intitulés des délégations d'adjoints sont sensiblement les mêmes que ceux de la Ville et le conseil d'arrondissement siège, lui aussi, selon un calendrier articulé avec le conseil municipal. Il n'est, en réalité, qu'une chambre d'enregistrement des délibérations votées "à la Ville" : celles qui concernent son territoire où d'ailleurs il n'a pas toutes les compétences, beaucoup étant administrées par "la Ville", ce qui constitue, sur les arrondissements, plus d'une perte de temps et d'efficacité dans la gestion des équipements, ou des événements culturels. Le conseil d'arrondissement gère aussi les crédits délégués pour son territoire.

Les conseillers d'arrondissement sont, dans cette équipe, titulaires de strapontins. Ils pourraient n'être que les godillots des godillots, en quelque sorte, et se contenter d'être présents au CA et de voter "pour", une fois par mois. Pour différentes raisons, je n'ai pas "travaillé" comme ça. Il faut dire que j'ai été cornaquée et formée par une copine coco - une vraie copine d'ailleurs, à qui je dois tout en matière de connaissance du système, et surtout le plaisir d'avoir bossé ensemble sur des actions très signifiantes, d'avoir mis en place des choses qui comptaient, en direction des petites gens de l'arrondissement.

J'arrive maintenant - pardon pour le long préambule - à la raison de ce billet.

Ce que je veux dire ici avec force, est certainement bien connu de celles et ceux qui ont fait l'expérience d'un mandat de représentation (municipale ou autre). Ca l'est peut-être moins de la population qui conserve quelques illusions.

Ce que je veux dire, c'est que ces six années m'ont convaincue de l'inanité - peut-être devrais-je dire "de l'obsolescence" du système dit de la démocratie représentative. Ce que j'ai rencontré, pendant ces six années, c'est : "je ne veux voir qu'une tête", énoncé une fois pour toutes par le Maire de Lyon - qui n'est pas un mauvais homme, entendons-nous bien : seulement un politique, un vrai, un homme de parti, d'appareil, qui croit à la "discipline républicaine". Ce que j'ai rencontré, pendant ces six années, c'est le travail quotidien, au plus près des élus, des directeurs de cabinet des maires (quasiment aucune femme à ces postes), qui filtrent, aplanissent, décolorent, voire censurent toute expression des élus. L'autonomie de décision (dans nos propres délégations, veux-je dire) est quasi-nulle. Ce que j'ai rencontré, c'est la langue de bois mais vraiment de bois, avec les notes de stratégie et les "éléments de langage" à adopter en direction de l'extérieur.

C'est un système véritablement schizophrène. En effet, si je me place au point de vue de l'intérieur du parti - ou de la majorité municipale - je peux tout à fait adhérer à la nécessité de ne former qu'un seul corps dans l'adversité, pour ne pas donner prise à l'opposition, laquelle n'est vue que comme une force de destruction du travail de la majorité (argument tout à fait réversible si l'autre camp était aux commandes). C'est donc peu dire que l'effort ne se porte que sur la réélection ! Les dossiers sont traités, moins en fonction de leur intérêt propre, que de ce qu'ils "valent" en monnaie électorale. En revanche, dans le discours servi aux administrés, en direction de l'extérieur, donc, tout est réputé avoir été fait en fonction de l'intérêt général. Lequel n'est jamais défini précisément, bien sûr. Plus grave : la plupart des élus rencontré-e-s, celles et ceux qui avaient de la bouteille, en sont intimement persuadés.

Je prends un exemple.

Lorsqu'est arrivé sur la table du conseil d'arrondissement le premier dossier sensible, j'ai compris ma douleur. Il s'agissait d'une délibération portant sur le "redéploiement" de caméras de vidéo-surveillance dans la ville (chaque arrondissement étant donc concerné), et aussi sur l'achat de nouvelles caméras. La première discussion a lieu à notre groupe politique, qui se réunit chaque semaine précisément pour discuter des dossiers du conseil municipal et de la stratégie des élus PC au CM. J'apprendrai que, faisant partie de la majorité de gauche, nous devons voter chaque délib. La stratégie en question consiste, d'ailleurs, à préparer une intervention au CM sur les sujets qui en valent la peine. Toujours dans la même "monnaie" électorale bien sûr. Il s'agit d'exister, même si les élus en question se persuadent, pour pouvoir se regarder dans la glace, qu'ils portent une parole politique désintéressée (1).

Faut-il préciser que les délibérations ne sont évidemment pas le fait du Maire ? Elles sont écrites, certes, selon ses inflexions politiques, mais ce sont les techniciens de la municipalité qui instruisent les dossiers (normal, ce sont elles et eux, les "sachant" sur le terrain) et préparent les textes. Le Maire - ou son cabinet - valident après relecture et corrections dans le registre politique cette fois. Tout cela va sans dire mais mieux en le disant. Or, chacun sait que le diable se cache dans les détails et on peut ainsi aboutir à une délibération partie d'une vertueuse profession de foi, mais qui à l'arrivée n'est qu'une tisane tiède parce que les techniciens auront démontré, tout au long de la préparation, qu'ici on ne peut pas faire ceci, qu'avant de faire cela il faudrait, etc. Bref, la recherche de faisabilité (de compromis) se fait au détriment de la pureté des intentions. Personne n'est individuellement responsable de cela : le maquis des lois, leur intrication là encore hiérarchisée, commande. Quelques influences discrètes (surtout à Lyon, ville de réseaux et de "cercles" actifs) font le reste.

Au groupe, la question des caméras soulève une grosse discussion. Je demande qu'on vote contre. Mes arguments sont les suivants : d'abord, la caméra c'est du flicage généralisé, sans objet ni objectif précis, un viol de la vie privée sans réel effet d'élucidation. Ensuite, si on doit "redéployer" les caméras (c'est-à-dire les déplacer), c'est qu'elles n'ont servi à rien là où elles étaient. Seront-elles donc plus utiles ailleurs ? N'est-ce pas un aveu d'échec ? Que sait-on du fameux "pourcentage d'élucidation", élément statistique généralement retenu pour un dispositif policier ? Le CSUL, organisme qui s'occupe d'exploiter la vidéo-surveillance, informe-t-il sur ses pratiques, ses résultats ? D'un point de vue éthique, comment justifier la vidéo-surveillance des citoyens (qui sera rebaptisée par la suite "vidéo-protection", saisissez le projet humaniste). Enfin, plus de caméras égale moins de présence humaine. Or, s'il faut parler d'interventions policières destinées à assurer la sécurité du citoyen, un bon duo d'îlotiers en VTT peut sûrement faire mieux et plus vite qu'une caméra filmant de haut un mec à la capuche rabattue sur les yeux (le vieux fantasme sécuritaire). Faut-il préciser que l'investissement financier en caméras, in fine, fait économiser sec sur la masse salariale ?

Au groupe, on me fait valoir que le Maire n'acceptera jamais qu'un élément de sa majorité vienne se mettre en travers de sa route. Enfin, ça n'est pas dit tout à fait comme ça mais disons que, ne pas voter une délib, ça ne se fait pas. Après m'être fait traiter d'utopiste (apparemment un très gros mot) quant à mon opposition à la pose de caméras supplémentaires, dans une grande solitude face aux 10 ou 12 personnes présentes au groupe, j'obtiens à l'arrache une abstention sur le dossier (et encore, à distance je n'en suis même plus sûre) et je plie, sans honneur, sous l'argument de "l'unité" car nous ne devons pas donner à l'opposition le spectacle d'une majorité divisée (parfait exemple de langue de bois). Les copains m'assurent que de toute façon, ils n'accepteront pas une caméra de plus, et qu'ils vont réclamer à cors et à cris un "collège d'éthique" pour surveiller la surveillance. Cette pochade aboutit aujourd'hui à l'équipement de 100 caméras supplémentaires d'ici la fin du mandat actuel (en plus des 450 existantes, de celles achetées à l'époque, etc.). Quant au "collège d'éthique", je préfère ne pas m'étendre. La délib portait tout de même sur un demi-million d'euros.

Ma naïveté complice de l'époque, aujourd'hui m'atterre. Comme quoi on peut être équipée à peu près d'un cerveau théoriquement capable de libre-arbitre et d'esprit critique, mais se laisser tout de même emballer dans un système contraire à ses propres valeurs.

L'infléchissement de la majorité Collomb vers le tout-sécuritaire à Lyon n'est qu'un des reflets de cette même politique développée aujourd'hui par Valls, son gouvernement et sa majorité. Les socialistes n'ont pas voulu laisser ce gâteau à la droite, voilà tout. Il s'agit d'une arme électorale, encore une. Il fallait être un peu con-con pour imaginer autre chose. J'assume.

A la suite de cette claque, j'infléchis moi aussi mon attitude politique : au groupe, je ferai béni-oui-oui, au CA je lèverai la main en rythme, comme les 19 ou 20 zozos de mon acabit. Lutter ici est une perte de temps. Les gens que j'ai en face de moi sont davantage préoccupés de durer, que de faire leur boulot (nécessaire contrepoids, etc.) et je ne me sens pas Don Quichotte. En revanche, j'ouvrirai les yeux et les oreilles et sur le terrain de mon arrondissement, j'essaierai de "faire autrement". Sans bruit, mais à ma façon.

Précisons au passage que je n'ai pas voté qu'à reculons pendant six ans. Il y a eu nombre de bonnes décisions, auxquelles j'adhérais. Tout n'est pas noir ou blanc, bien sûr. Mais oui, j'ai mis mon poing dans ma poche un certain nombre de fois, et une fois c'est déjà trop.

Or, il y a eu d'autres fois. Comme par exemple lorsque Collomb (qui, année après année, se sépare plus ou moins discrètement du patrimoine de la ville pour le convertir en euros) décide de vendre l'Hôtel-Dieu à un groupe immobilier faisant dans le luxe, j'ai nommé Eiffage.

L'Hôtel-Dieu à Lyon c'est une énorme institution. Nonobstant le fait que François Rabelais y fut nommé médecin en 1532, l'Hôtel-Dieu était le seul établissement hospitalier véritablement intra-muros, en plein coeur de la Presqu'île. A ce titre, il recevait une patientèle hétéroclite et en particulier les SDF du coin, les nécessiteux qui, des Terreaux à Perrache, font la manche, les poches, éclusent et s'entre-esquintent à coup de bouteilles cassées entre minuit et l'aube.

Tout clodo ayant un peu le sens de l'orientation pouvait donc aller se faire soigner à pied, sans déranger le moindre pompier ni SAMU social. Au besoin, il pouvait y traîner son copain. L'Hôtel-Dieu recevait enfin les personnes âgées désoeuvrées et les précaires de tout poil, qui y trouvaient toujours au moins un couloir chauffé, l'écoute bonhomme d'une infirmière de passage, parfois une hospitalisation brève par charité.

La Taulière qui un temps habita la presqu'île, s'y rendit un jour pour faire inciser rapido un panaris fort douloureux et fut fort bien accueillie dans un service d'urgence décontracté, un peu folklo mais compétent.

Un hôpital dans la ville... Oui. Eh bien, n'y en a plus. Suivant en cela la ligne de Michel Noir, ancien maire RPR qui avait pour Lyon des visées immobilières gigantesques, lesquelles ont laissé bien des traces nauséabondes, avait programmé de "rejeter" et de regrouper les hôpitaux lyonnais à la périphérie Est de la ville. Collomb reprend le dossier et décide donc de fermer l'Hôtel-Dieu.

Le groupe communiste de la Ville de Lyon dans un premier temps s'empare du sujet pour obtenir de Collomb qu'il fasse conserver, dans les murs de l'Hôtel-Dieu, un dispensaire. On imagine très bien la quintessence des touristes millionnaires qui sont le fonds de chalandise de l'orfèvrerie et de la gastronomie locales : Russes, Chinois et autres ressortissants des Emirats, promenant leurs atours dans les jardins de l'Hôtel-Dieu et croisant Mimile qui vient faire panser son ulcère variqueux, à moitié bourré. Où les filles du quai arrivant pleines de bleus. Ou Madame Bouziges, 95 piges, sortant de Monoprix et venant se reposer un peu, en été, à l'ombre du cloître.

Au fil des mois le groupe revoit sa stratégie à la baisse : on n'exigera plus de dispensaire - refusé d'avance, donc inutile de se mettre en condition de devoir voter contre le projet - mais un simple pôle d'information/prévention. Voilà qui ne mange pas de pain. Raté : encore trop marqué médicalement parlant.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Ben voilà. Eiffage est dans la place. No comment. Ne cherchez pas le pôle d'information médicale dans ce futur cinq étoiles.

A l'Hôtel-Dieu étaient enfermées les femmes "insensées", les malades de la danse de St-Guy, les épileptiques et les syphillitiques, et enfin les filles "folles de leur corps" et/ou prostituées. Vers 1532, donc, le chirurgien Rabelais s'insurgea contre une pratique consistant à rafraîchir les aliénées en les trempant dans le Rhône voisin (parfois il fallait casser la glace pour baigner les folles), et mit fin à ce traitement inhumain.

Un lieu historique de cette valeur livré au commerce le plus vil, eh bien, que voulez-vous... Rien. Je ne veux plus rien.

Retour à l'arrondissement. Avec ma copine coco qui s'occupe d'affaires sociales et une autre élue (PS) en charge des droits des citoyens, nous commençons à former un trio remarqué : on emmerde, mais grave, tous les autres élus avec des questions de solidarité, en portant des problématiques sociales élémentaires, en leur parlant des droits des enfants, de la scolarisation des enfants Roms, du boulot du CCAS, des handicapés... En nous occupant, aussi, de ce qui ne nous regarde pas... Entre autres, la question des squats. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'on n'est ni encouragées, ni soutenues par nos "pairs".

Une des choses auxquelles je suis viscéralement attachée, c'est au maintien (ou à la création !) d'une porosité entre les milieux. Je lutte contre les cloisonnements, les divisions. J'ai toujours pensé qu'on éparpillait nos forces en n'allant pas tendre la main à ceux qui, peut-être, ne pensent pas tout à fait comme nous, ou font différemment. S'unir au moment M pour enfoncer une porte en vue d'un but commun, quitte à se dire salut après, chacun sa route, mais au moins, le temps d'une action, y aller fort, ensemble. J'ai eu le plaisir d'entendre Yannis Youlountas dire la même chose lorsqu'il est venu à Saint-Etienne présenter son film "Je lutte donc je suis". Je me suis sentie moins seule.

Il y a un certain nombre d'années que je fraie avec les anarchistes, les alter, les anti-fa, les écolo(terroristes ? :-)). J'ai tout entendu, là aussi : qu'on n'aimait pas les "communistes" : boum, une étiquette. Les "fonctionnaires". Boum, une autre. Les "élus". Crac, une troisième. Mais je n'ai pas claqué la porte, parce que nous avons plus de valeurs communes que d'antagonismes. J'ai accepté leurs vannes, pas méchantes d'ailleurs, j'ai essayé d'enfoncer un peu leurs défenses, d'amorcer le dialogue. Et j'ai persisté dans mon petit credo. Et ça, si quelques cerveaux particulièrement bouchés pouvaient l'entendre, on aurait déjà gagné gros. Passons et repassons. Dans notre arrondissement, j'avais un pied dans un terrain squatté par des anars, libertaires, etc. qui y avaient développé et y entretenaient un jardin partagé, et un pied dans la mairie, archétype du lieu où tout se fait dans la légalité ! Je me demandais comment tirer de là une dynamique, quitte à créer du déséquilibre (source, selon moi, d'énergie, sauf quand je vais à la rencontre du bitume bien entendu). J'ai avalé pas mal de couleuvres (pas dans le jardin).

Nous avons eu, dans notre quartier, trois squats de Roms - trois squats importants, du moins, en nombre et/ou en durée. Jusqu'à ce que je sois concernée, je n'en avais pas entendu parler. La première fois, c'est par un copain anar d'un côté, et par notre co-élue aux droits des citoyens, de l'autre, que j'ai été alertée. Hélas, on a eu l'info le soir même de l'expulsion par les "forces de l'ordre". Trop tard. Notre trio de choc a réfléchi : comment se faisait-il que nous n'en parlions pas en réunion ? (je ne parle pas là du conseil mensuel, mais de la réunion hebdomadaire de la fameuse majorité dans notre arrondissement). En principe, chaque mardi soir, les élus d'arrondissement mettaient sur la table les problèmes et les événements locaux. Et là, rien ! Silence total, sifflotons et parlons d'autre chose. Il y avait donc eu des populations parmi les plus déshéritées de notre belle république, qui vivaient là, à notre porte, et nous n'en savions rien !

Nous avons découvert que les cadors de la mairie (les hommes, les vrais, ceux qui avaient les délégations "couillues", dont la "sécurité et tranquillité publiques"), étaient, eux, logiquement et parfaitement informés par les polices, municipale et nationale. Que la délégation à la sécurité de la Ville donnait, là aussi, le ton : expulsion, point barre. Tous les prétextes étaient bons : arrêtés de péril imminent, déclarations d'insalubrité, etc. Et qu'on n'en parlait pas en bureau d'élus pour ne pas jeter le trouble. Je traduis : si les trois folles, là-bas, apprennent ça, elles vont nous foutre la zone.

Ce jour-là, en décembre, il neigeait lorsque le trio de choc a commencé à passer des coups de fils et à remuer pour obtenir l'ouverture d'un gymnase en catrastrophe, juste pour mettre les Roms à l'abri pour la journée, solution temporaire, terriblement temporaire, dérisoire. Puis nous avons bossé avec la Croix-Rouge (dont le responsable local, le soir, m'accusera d'avoir moi-même appelé les flics !!!... Un vrai gros connard), avec le 115 dont nous avons réussi à capter la ligne directe, avec tout ce qu'on trouvait de bonnes volontés pour essayer de reloger ce monde. Inutile de préciser qu'à dix-neuf heures, par chute de neige épaisse, nous n'avions pas réglé grand chose. Les copains anars ont mobilisé une ou deux bagnoles pour emmener les femmes et les enfants vers un autre lieu d'hébergement (un squat, encore, mais sur une autre commune)...

Debout sur le seuil du gymnase, je regardais partir dans la nuit les Roms, qui chantaient, s'interpellaient joyeusement, déjà tout poudrés de blanc, avec leur harnachement de balluchons, de poussettes cassées, de caddies, les uns avec un matelas roulé sur l'épaule, les femmes lestées de cabas... Cette troupe dépenaillée, à moitié vêtue, quittait le quartier comme si c'était pour une promenade de santé. Il était près de 19 heures, j'ai pleuré. Et donné un coup de main aux gardiens pour enlever le plus gros d'un invraisemblable tas de merde, déchets, débris, vestiges, bouffe écrasée, laissé par les occupants des lieux, qui ne savent rien du respect des locaux publics... D'un côté le sentiment d'avoir trahi l'humanité, de l'autre, les épaules rentrées, prête à prendre les engueulades des associations sportives qui ce soir-là, devront annuler leurs activités pour cause d'insalubrité (une journée de remise en état à prévoir). Et surtout, l'engueulade du Maire... Qui ne vint pas. Sauvées par la neige ! Entre l'arbre et l'écorce, je vous le dis : c'est chaud. Et il faut accorder au Maire d'arrondissement, à ce moment précis, un tant soit peu de courage et de solidarité avec nous. C'était déjà pas si mal.

Le trio de choc réfléchit encore : il fallut toute l'autorité de la copine coco, qui en était à son deuxième mandat, pour obtenir qu'on soit informées en amont dès la création des squats, autrement dit, dès que les flics les repéraient. Il fallut convaincre qu'on ne se transformerait pas en black-bloc et qu'on ne se coucherait pas dans la rue devant les bleus pour empêcher les expulsions. Il fallut expliquer qu'ainsi on oeuvrait pour la salubrité publique, en fait. Il fallut arracher au Maire une réponse aux lettres ignobles envoyées par les riverains des squats (l'une d'elles faisait état de la mocheté des rideaux mis aux fenêtres par les Roms. Il faut le lire pour le croire !). Accusés de tous les vols, de toutes les nuisances... Et nous, de laxisme bien sûr. Electoralement parlant, c'était chaud aussi. Mais bon, on a marqué quelques petits points.

On réussit à mettre, un beau matin, autour de la même table : les techniciens du CCAS, les associations gravitant autour des Roms : Médecins du monde, collectif pour la scolarisation des enfants, divers représentants de dispositifs sociaux para-municipaux ou associatifs... Et... non, pas un raton-laveur : le copain anar qui faisait le lien avec son propre squat et sa petite bande de potes. Tout ça, dans un seul objectif : que, pendant le temps que les Roms squatteraient, ils puissent le faire avec tant soit peu de sécurité (physique) et de sérénité (hum), et ce jusqu'à ce que parvienne, de la Préfecture, le fameux arrêté d'expulsion contre lequel une mairie d'arrondissement n'a évidemment aucun pouvoir de barrage (2). Précisons que pour tous ces gens, les élus étaient gens honnis. Médecins du Monde refusait d'entrer dans un squat avec nous, au motif qu'on représentait l'institution et qu'ils voulaient être libres de leurs mouvements... Quant au pote anar, il découvrait carrément que les élus pouvaient être autre chose que de gras bénéficiaires de prébendes.

On a connu quelques succès modestes mais réels : l'obtention de bacs à déchets devant un squat. Oui, il ne vous en semble rien mais pourtant c'est toute une affaire ! La visite préalable des locaux par la sécurité et la production d'un rapport certifiant "l'habitabilité" des lieux. Et puis, un beau jour, on a été invitées (lisez : convoquées) par le grand manitou de la sécurité à la Ville. Dans son bureau de l'Hôtel-de-Ville, il a découvert que les trois folles n'étaient pas ce qu'on pouvait lire dans son regard qu'il avait imaginé : des bonnes femmes hystériques prenant fait et cause sans cervelle et sans recul, pour le premier chien errant venu, des harpies genre suffragettes... Mais des gens responsables qui mesuraient les limites de leur action, mais entendaient faire sonner assez haut des valeurs de solidarité, de secours aux plus démunis, et qui pensaient qu'elles avaient été élues d'abord pour ça. On s'est assises à la table dans un climat de méfiance quasi hostile, on est ressorties la tête haute. Ca ne veut pas dire qu'on avait gagné concrètement quoi que ce soit. Juste, on avait marqué notre territoire, nous aussi. Ah mais.

On a connu quelques beaux moments, comme le jour où une responsable des TCL (transports en commun lyonnais) nous a demandé à visiter un squat avec nous, pour parler aux Roms. Il s'agissait d'enfants traversant incessamment une grande avenue, et de chauffeurs de bus terrifiés à l'idée qu'un des gamins passe sous son capot. On les comprend. On a obtenu une interprète, on y est allés tous ensemble et on a eu, une fois encore, les larmes aux yeux en entendant le chauffeur dire aux Roms qu'il les reconnaissait, qu'il en voyait certains dans son bus, qu'il était sensible au fait qu'ils le saluaient et les en remerciait... Et qu'il allait leur montrer, dans la rue, comment ça se présentait depuis son siège de conducteur, quant à la visibilité. Il a fait monter un Rom sur le siège de son bus garé devant, pour qu'il mesure la difficulté.

Ce soir-là, dans le squat, sur une plaque électrique posée sur un billot de bois (!!) chauffait une casserole cabossée avec un peu d'huile et, sur la table, un paquet de frites décongelées (depuis quand ?). Le dîner. Rentrez chez vous et pensez-y.

Et, bien sûr, il y a quand même eu les expulsions. Parfois, on pouvait les prévenir à l'avance, anticiper le mouvement, organiser tant soit peu la suite... Parfois non.

On a connu l'apothéose quand un attaché du Préfet a demandé à nous rencontrer. Je tiens à dire que le préfet de l'époque en Rhône-Alpes était Jean-François Carenco et que c'est un type bien. C'est pas tous les jours, hein... Il s'agissait d'intégrer (même si je n'aime pas ce terme) les Roms dans un vaste dispositif de logement et d'insertion. On a réussi à en caser une cinquantaine.

Et puis, il y a eu les engagements auprès de parents d'élèves et de directrices d'école exemplaires, qui ont hébergé des "sans-papiers" une année durant ! En se relayant. On a bossé au plus près de ces gens, on a collecté du fric (on a racketté nos collègues élus, dont certains avaient un oursin dans le porte-monnaie, heureusement compensé par la générosité de quelques-uns), accompagné au tribunal, on a parrainé (détails sur demande pour cette démarche très payante en termes de régularisation possible). Algérienne errante et ses deux enfants, Kosovars ballottés dans leurs pays entre deux frontières, Arméniens opposants au régime, Camerounais, Congolais... Mineurs isolés, mamans dormant dehors avec leur progéniture... On a bossé, vrai.

Vous voyez qu'on est loin de l'arrondissement et de ses petits caquetages politicards, genre "Madame Untel (habitante) réclame ceci, cela : on s'en fout, elle vote pas pour nous". Authentique parole d'un dir'cab, jeune ambitieux et sans doute futur séide de Solférino.

Vidéo-surveillance, Roms, sans-papiers... Les préoccupations du trio de choc se situaient tout de même, globalement, dans la défense du citoyen contre les abus de l'institution, dans la prise en compte de chacun-e, sans préjudice de son origine, de sa nationalité, de son droit ou non à être ici, ou là. Dans l'humain, quoi. Deux des trois élues n'ont pas repiqué lors du mandat suivant. Moi, j'étais vaccinée et assez pressée de retrouver une liberté de mouvement totale.

C'est une histoire à la fois personnelle et collective que je vous ai raconté là. Un bout d'itinéraire. En ce qui concerne les mésaventures liées aux squats de Roms, je ne vous en ai pas raconté la moitié !

Je n'ai rien dit sur ma délégation aux affaires scolaires, et peut-être, une autre fois, vous parlerai-je du Grand Projet de Ville visant à la réhabilitation d'un quartier défavorisé, et des choix qui y ont été faits, de la lecture que je fais aujourd'hui de ces choix, en particulier quant aux écoles. Là, pour le coup, Gérard Collomb a fait, selon moi, une faute politique. C'est une autre histoire.

Et je voudrais dire que, au fil de cette aventure, le mot "socialiste", qui pour moi était porteur au départ (génération Mitterrand !) de beaucoup de sens, s'est vidé de ce sens. Les partisans de Collomb mettent en avant que la Ville de Lyon fait beaucoup, et c'est vrai, dans le domaine social et éducatif. Le budget du CCAS est impressionnant, les actions, nombreuses. Quelques élues (toujours des femmes, au social et à l'éducation, vous avez remarqué ?) ont pesé de tout leur poids ici, à la Ville comme dans l'arrondissement. Merci Sylvie, Thérèse, Martine, Jocelyne...

Mais je répète que les choix sécuritaires, qui vont dans le sens de la défense des biens (3) et non de celle des personnes, viennent pour moi clairement bafouer "l'idée socialiste". Ce n'est pas une découverte, et je n'ai pas attendu de rencontrer l'aventure municipale pour m'en rendre compte. Mais s'il me restait quelques interrogations, au terme du mandat, j'avais toutes les réponses.

Ce qui se passe aujourd'hui, alors que Valls et Hollande ont décrété l'état d'urgence exclusivement en raison de la COP21, c'est exactement la même chose. Il faut dire et redire que l'état d'urgence avait déjà été décidé avant les attentats du 13 novembre. La presse est pleine d'exemples de perquisitions abusives, dont les "cibles" sont tellement erronées que l'on ne se cache même pas du fait qu'en réalité, on cible les opposants, zadistes et autres... Pour d'autres nouvelles de la COP21 ou plutôt, de ce qui se passe, s'est passé en marge, voir ici.

Un tel cynisme, un tel dévoiement des valeurs, c'est ce qui a déclenché l'histoire racontée ci-dessus (mal, hâtivement, dans une espèce d'urgence et à très grands traits).

Mais aujourd'hui, en revenant sur ce billet, en le complétant et en le rallongeant sans vergogne, je ne peux pas le refermer sans dire que les élus sans foi ni loi dont je parle ici ne constituent pas la totalité des effectifs. Il y a bon nombre d'honnêtes gens dans le marigot politique. Ce sont celles et ceux avec qui j'ai pu travailler, qui ne retirent rien d'autre, de leur mandat, que la satisfaction d'avoir fait un peu bouger les lignes et qui, pour cela, abattent un boulot colossal en luttant souvent, d'ailleurs, contre les leurs. Elles et ils sont tout de même "l'honneur de la profession" et il est juste de terminer par leur évocation.

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(1) Au point où j'en suis, je ne résiste pas à rallonger la sauce pour dire un mot du système qui autorise les élus à reverser chaque mois une partie - souvent non négligeable - de leur indemnité au parti qui les a propulsés. La boucle est bouclée : je me bats pour être élu-e, je finance le parti qui m'a porté-e au moyen de cette indemnité (de l'argent public, faut-il le rappeler), et j'applique - quand je ne devance pas - ses consignes. Le truc est tellement rodé qu'on n'y fait même plus attention. Mais pour accéder à la fameuse représentation démocratique sans le marche-pied et la corde à noeuds des partis, lesquels feraient faillite sans la contribution desdits élus à leur financement, eh bien : c'est tout simplement impossible. Regardez d'un autre oeil les courses à l'investiture...

(2) Si, bien sûr, on peut faire des choses. Le moyen est simple : que 100 % des élus d'arrondissement se dressent comme une seule femme (oui, pourquoi toujours "comme un seul homme" ?) devant les flics. Le jour où ça se produit, faites-moi signe.

(3) La vidéo-surveillance est surtout implantée dans les villes à la demande réitérée des commerçants et des entreprises du tourisme. A preuve à Lyon, où la "Presqu'Ile", hypercentre de la ville où se trouve quasiment la totalité du commerce de luxe, bénéficie d'à peu près le même nombre de caméras que deux arrondissements réunis ! Pour un territoire trois fois plus petit ! Et où une vie nocturne assez intense garantit à elle seule la sécurité des personnes, justement, en raison de la débauche d'éclairages et de la circulation incessante qui y règne.