La Taulière a parfois publié ici des clichés de la colline qui s'encadre dans ses fenêtres et le dispute au ciel pour enchanter le regard. Plus au sud, le Pilat étale ses prés de petite montagne encadrés de sapins (1). Autrement dit, vu du sixième étage, nous sommes en zone rurale.

Or, si l'on se penche aux fenêtres (qui sont immenses, hautes et larges), en-dessous de la colline et même dans la colline, il y a une vie. Nous sommes, de facto, en plein centre-ville entre trois cinémas, une gare, une grande poste, deux places très fréquentées, sur un petit tronçon d'avenue ponctué, aux deux bouts, par des stations de trams et d'imposantes pharmacies, dont l'une porte fièrement son enseigne "La Stéphanoise" (mais si vous demandez, on vous dira que c'est "chez le Chinois", que je n'ai jamais rencontré personnellement dans son officine). Nous sommes dans le fond du vallon et, au milieu de la colline d'en face, déjà, campe l'Opéra-Théâtre au milieu des arbres.

Cette juxtaposition ou plutôt cette intrication ville-nature a pesé bon poids dans le coup de coeur de la Taulière pour cette cité minière, ouvrière, chômeuse, campagnarde et cosmopolite qu'elle affectionne comme au premier jour, voici maintenant cinq ans, lorsqu'elle y a séjourné brièvement et s'est dit "pourquoi ne pas habiter ici ?". Il y avait comme un appel. S'il existe une dimension mystique, de mon point de vue, c'est dans la correspondance entre les lieux et nous.

En-dessous de la colline, au premier plan et sous les fenêtres, on trouve la quintessence de la vie : un très grand lycée, un domaine scolaire même, sinon une cité, composé de deux établissements de premier ordre : un lycée professionnel renommé, et puis le gros bahut des cadors scientifiques, lesquels vont ordinairement, l'année suivant le bac, grossir le rang des minards (2).

Quelque deux mille lycéen-ne-s, égaillés sur toute l'avenue qu'ils considèrent à leur usage exclusif de cour de récréation voire salon de midi, ça fait de la vie et ça fait du bruit de huit heures à dix-huit heures. Les mecs évacuent leur trop-plein de testostérone en gueulant comme des ânes en rut. Les nanas piaillent et se répandent en cris aigus qui font redouter à chaque instant qu'on soit en train de les poignarder. Funeste habitude que ces cris, les filles ! Le jour où il vous faudra crier pour votre vie, personne ne se préoccupera de vos appels, on se dira simplement : ah, qu'est-ce qu'elles peuvent être pénibles à brailler comme ça !

Au premier plan et sous les fenêtres, on trouve la quintessence de l'enseignement. Pendant la période hivernale, une partie des cours a lieu en lumière électrique. Vu depuis chez la Taulière, se déroule un spectacle toujours identique et toujours renouvelé où elle s'attarde volontiers cinq minutes chaque fois qu'elle a affaire près des fenêtres (et c'est souvent, vu que leur rebord confortable sert aussi de plan de travail, d'étagère, de bureau-debout, de repose-coudes momentané).

Elle connaît maintenant à peu près l'utilisation des salles : labos, salles de sciences, salles banalisées. Il y en a une au premier niveau, petite, assez "cosy", où les "prépas" effectuent d'interminables colles vespérales, vissés au tableau vert, la craie à la main... L'un d'eux est devant le tableau mais n'écrit pas : il semble pensif, ou vaincu. Deux ou trois autres sont assis de guingois et le regardent faire (ou ne pas faire). On peut presque saisir leur goguenardise à la courbure des épaules. Parfois, ces gaillards se déplient, s'étirent puis reprennent leurs postures de chats efflanqués cherchant à percer le mystère du monde, sans doute une bonne vieille formule de Taylor, ou d'Euler. Ici s'élaborent les cerveaux de demain.

Pendant les cours du crépuscule et de l'aube (17/18 heures et 8/9 heures), on peut contempler des groupes d'élèves assoupis et un type (oui, depuis que je scrute le bahut je n'ai encore vu aucune femme parmi les enseignants, incroyable non ? Il est vrai que mes fenêtres donnent sur le département sciences dures où l'on n'est pas hyper-représentées), un type donc, parfois en blouse blanche (re-incroyable, non ?) s'agitant devant le tableau : c'est le PROFESSEUR. Il écrit, lui, sur le tableau vert. Il couvre la surface en tous sens, il se dépense, il efface avec son avant-bras, possédé par son propos, pressé de délivrer sa science. En face, le troupeau cuve sa nuit-smartphonée.

Il suinte de tout cela un ennui profond, archaïque, désespérant : pourquoi ces gens nés dans les années 2000 ou à peu près, sont-ils confinés dans un cadre si semblable qu'il en est dupliqué, dans la même posture de passivité complète (et d'évasion mentale très active, ce qui donnait à ma scolarité un aspect un peu chaotique) qui était la mienne voici un demi-siècle ? En train de parfaire la courbure de leur lordose sur un mobilier d'un autre âge qui n'a jamais été revu en fonction de l'augmentation de la taille - pourtant connue de tout le monde médical - des ados d'aujourd'hui ? Ecoutant cet enseignant délivrer une parole exclusivement descendante (il arrive que le flux soit court-circuité par une sonnerie de fin de cours) ? Pourquoi faut-il encore se foutre de la poussière de craie plein les manchettes et faire grincer ce plan de je ne sais quel matériau vert, pourquoi pas l'ombre d'un outil actuel, pourquoi n'y a-t-il pas de discussion, de mouvement, d'échanges, dans la classe ? Ils écrivent, ils copient, ils font les perroquets. Le temps s'écoule lentement.

Un grand navire somnolent et un peu rouillé, ancré au fond d'une darse immémoriale.

Voilà ce que je vois, en-dessous de la colline...

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(1) La Taulière, cancre (aussi) en botanique, n'a jamais su démêler un sapin d'un mélèze, un mélèze d'un épicéa, un épicéa d'un pin parasol, etc. Enfin, j'exagère à peine.

(2) Elèves-ingénieurs de l'Ecole des Mines. J'invente ce terme parce que j'ignore comment on les appelle dans l'argot spécifique de l'école en question. Les anciens s'appellent mutuellement "chronos"...