« L'éternel féminin est un mensonge, car la nature joue un rôle infime dans le développement d'un être humain : nous sommes des êtres sociaux. Parce que je ne pense pas que la femme est naturellement inférieure à l'homme, je ne pense pas non plus qu'elle lui soit naturellement supérieure. »
Simone de Beauvoir citée par Alice Schwarzer - Entretiens avec Simone de Beauvoir, Mercure de France, 1984-2008

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Lyon, le 21 juin 1869

« A Monsieur le Sénateur Préfet du Département du Rhône

Monsieur le Sénateur,
Les Dames et Demoiselles ouvrières ovalistes désignées ci-dessous,

Ont l'honneur de vous exposer qu'elles ne gagnent que 1 f 40 c par jour.

Voilà longtemps qu'elles souffrent n'ayant qu'une aussi minime journée il serait temps d'y mettre un terme et de leur faire accorder une petite augmentation vu qu'on les fait travailler depuis cinq heures du matin à sept heures du soir ce qui est très pénible pour une femme.

A cet effet elles viennent solliciter des bontés de Monsieur le Sénateur d'avoir la bienveillance de leur faire accorder une augmentation en fixant la journée de chaque ouvrière à deux francs et une heure de travail en moins autrement toutes les dénommées ci-dessous se verront forcées de cesser leur travail à leur grand regret vu qu'il leur est impossible de pouvoir vivre et s'entretenir en gagnant aussi peu il y en a au moins la moitié qui n'ont pas de santé et sont souvent malades par rapport à la nourriture grossière qu'elles sont obligées de manger afin de pouvoir se suffire avec le peu qu'elles gagnent.

Elles ont toutes recours à vous Monsieur le Sénateur pour que vous ayez la bienveillance de leur accorder votre appui et votre autorité pour leur faire avoir l'augmentation qu'elles demandent.

De ce bienfait elles vous en auront une éternelle reconnaissance et elles sont,
Avec le plus profond respect,

Vos très humbles et très dévouées servantes et administrées
Suivent les noms des réclamantes... »

Les 255 noms inscrits à la suite de cette pétition attestent le début de la « Grève des Ovalistes », un mouvement initié à Lyon en 1869 par des femmes pour des femmes, et qui jette dans la lutte près de 2000 ouvrières.

Cette histoire nous est contée dans « La grève des ovalistes », un livre de Claire AUZIAS et Annik HOUEL (Payot - Le Regard de l’Histoire, 1982), préfacé par Michelle PERROT.

Qui étaient les ovalistes ?

En Rhône-Alpes à la fin du 19e siècle, plusieurs milliers d'ouvrières et d'ouvriers travaillent au moulinage de la soie, une opération qui suit la filature et prépare le fil pour le tissage.

L'art d'ovaler fut inventé par des fabricants de Lyon et de Nîmes. Cette technique de moulinage vise à obtenir par plusieurs torsions un fil plus solide, plus brillant. L'ovale est la pièce motrice centrale du moulin que surveille l'ouvrière ovaliste.

La soie ovalée, qui se compose de 8, 12 ou 16 brins de soie grège, résulte d'un moulinage perfectionné. C'est une technique prisée pour son apport économique, parce que l'ovaliste en fait « autant que 16 selon l'ancienne méthode ».

Environ 150 ateliers de moulinage sont installés à la Croix-Rousse mais aussi dans les quartiers de la Guillotière, des Brotteaux, de la Part-Dieu et Charpennes...

Comment vivaient et travaillaient les ovalistes

Les ovalistes sont surtout des femmes. Elles gagnent de 9 à 13 francs par semaine (un homme est payé entre 15 et 20 francs pour le même travail).

La plupart sont logées par le patron, de manière misérable et sans hygiène. Celui-ci fournit également «le feu» (combustible de chauffage), et parfois, pourvoit à une soupe claire qui donnera lieu à l'expression populaire «soupe d'ovaliste» pour désigner un maigre repas. Encore le patron déduit-il deux tiers de la paye pour ces libéralités !

Etre logée par le patron équivaut pour l’ouvrière à un contrôle total sur sa vie : si on perd son emploi, on perd en même temps son logement.

Chronologie d’une grève

- Le 17 juin 1869, la revendication débute dans quelques ateliers.

- Le 21, la pétition reproduite page 2 est adressée au Préfet.

- Jusqu'au 29 juillet se succèdent déclarations, réunions syndicales, rassemblements de rue, manifestations... Une réunion d'adhésion à l'A.I.T. (Association Internationale des Travailleurs) rassemblera près de 900 personnes. L'ensemble du mouvement est à l'initiative des femmes.

- Tout au long du mois, les patrons jettent à la rue les ovalistes en grève. Celles-ci campent dehors avec leurs malles, sont hébergées par la solidarité du quartier, des collègues, voisins... Heureusement, le temps devait être clément en ce début d'été.

Femmes en mouvement

La Grève des Ovalistes est un mouvement spontané, organisé et mené par des femmes que rien n'y préparait, et qui feront preuve de solidarité, d'efficacité dans la revendication et les actions menées, jusqu'à mettre en difficulté le patronat de l'époque pendant un gros mois.

Certaines le paieront de 2 à 3 semaines de prison pour « atteinte à la liberté du travail », et les arrestations seront nombreuses sous les prétextes les plus farfelus, la grève étant aussi assimilée à la débauche…

Malheureusement, cette lutte exemplaire ne sera pas un succès total. Les femmes n'obtiendront pas l'augmentation demandée mais seulement la diminution de la journée de travail de 2 heures, et encore, pas dans tous les ateliers.

Quant aux patrons moulineurs, ils envoyèrent des recruteurs en Italie pour y quérir de la main-d'oeuvre parmi les femmes les plus misérables et les "importaient" par centaines pour remplacer les grévistes. Et sans doute à un prix intéressant, car les pauvres crevaient de faim.

Il faut souligner que la plupart des gens sont capables de situer à une année près la révolte des Canuts de Lyon (novembre 1831), alors que cet autre épisode des révoltes ouvrières lyonnaises est parfaitement ignoré des Lyonnais, sans parler du reste du pays. Pourtant...

« La grève des ovalistes de Lyon mérite d'être célèbre. Deux mille femmes en grève durant un mois de l'été 1869, voilà déjà, en ces temps où la grève demeure un acte viril de producteurs à part entière, une manière d'événement. Qu'elles demandent en outre leur adhésion collective à l'Association Internationale des Travailleurs – elles, si étrangères à l'association formelle – surprend plus encore et intrigue.(...). Et il n'y aura pas d'héroïnes, dans cette histoire, écrasées toutes uniformément par ces grands hommes qui les prennent en main.

« C'est ce voile jeté sur elles, sur les multiples réalités de leur vie, qui a suscité notre désir d'en soulever un coin.

« Pas d'héroïnes, mais des femmes vivantes, en butte aux violences, aux sarcasmes de l'habituelle misogynie ; des femmes en colère. »

Michelle PERROT, préface

Il faut ajouter à ce résumé du livre de A. Houël et Cl. Auzias une précision : les mecs de l'Internationale, depuis Londres et aussi en France où ils "tournaient" fréquemment du côté des mines et autres bastions ouvriers, se souciaient des ouvrières lyonnaises comme d'une guigne. Ils n'ont commencé à venir s'intéresser au mouvement que lorsqu'ils y ont vu une source providentielle d'adhésions. Cela ne rappelle-t-il pas un fonctionnement syndical classique du côté de nos grosses centrales qui rejoignent les conflits lorsque la presse est aux portails des usines ?

On peut dès lors lire entre les lignes, et avec une certaine ironie, les dithyrambes des "camarades" sur l'aide fournie au mouvement des ovalistes par l'AIT. Toutes les sources ne concordent pas à ce sujet.

Il est plus que temps de citer Philomène Rozan, ou quel qu'ait été son nom. Cette ouvrière ovaliste aurait été la meneuse du mouvement ou peut-être, selon une des auteures, Claire Auzias, "fabriquée par la police". Le fait est que Rozan ni aucune autre ovaliste ne reçut de mandat pour le congrès de Bâle de l'AIT. Que l'ami Marx l'eût mandatée spécialement semble une vérité légèrement flottante... (cf Claire Auzias, op.cit.)

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Ce texte, à peu de choses près, est celui que la Taulière a rédigé en son temps sous forme d'une brochure offerte le 8 mars aux femmes qui franchissaient le seuil de la mairie où elle exerçait ses talents d'élue. Les trois "drôles de dames" dont il a déjà été question ici, étaient à l'initiative de cette journée de sensibilisation où elles distribuaient, chaque année, un texte qui parlait des femmes aux femmes (une année Olympe de Gouge, une autre année les ovalistes, Taslima Nasreen, etc.). Et une jonquille - pas une rose.

Pourquoi évoquer les ovalistes ce 5 janvier, qui n'est ni un 8 mars ni aucune de ces dates où l'on officialise le fait que le traitement réservé aux femmes reste somme toute assez scandaleux ?

Vous avez bien lu : scandaleux. La Taulière maintient. Car, plus l'époque est moderne, plus les conquêtes des femmes avancent (lutte déjà condamnée au départ, puisqu'elles ne devraient avoir à conquérir rien si leur situation n'était différente de celle qui est, de tout temps, donnée aux hommes), plus on s'aperçoit de l'anachronisme vicelard dans lequel elles vivent. Qu'on ait institué une journée pour les violences faites aux femmes (le 25 novembre) en dit assez long. Et on passera sur la journée du 8 mars couramment appelée "Journée de la Femme" et autres billevesées.

Oui, pourquoi ce 5 janvier ? Eh bien : pourquoi pas ? C'est bien la période des voeux, n'est-ce pas ?