C'est ben rose ce matin le ciel, c'est ben joli...
Les nuages gris sont assagis, allégés, étalés, leur air de fumée vire au bleu.
Bleu et rose, bigre, c'est la gravure sur l'assiette en porcelaine de Tante Yvonne !
Si on ajoute les crêtes noires des sapins sur la colline, enflammées par le soleil levant, un contrejour si impeccable qu'on le dirait sorti d'une encre de Chine,
On se dit quelle chance d'être là, de voir tout ça,
Quel bol que me soit offert ce matin-là.
Mais la Taulière est gripouillée
Elle est de mauvais poil alors
Elle essaie de résister à la beauté du jour
Elle s'efforce de ne pas voir que le rose du ciel est maintenant orange,
Que dans moins d'une heure le soleil flamboyant effacera la gelée des toits.
Elle refuse de se laisser embarquer dans l'optimisme météorologique
Elle préfère râcler, tousser, souffler, se noyer dans les tisanes les sérums les soupes les bouteilles d'eau
Elle préfère se plaindre, là.
Elle refuse de penser qu'il y a bien pire qu'une gripouillette, oui si pire que la honte lui fait la même couleur aux joues
Que ce lever framboise de lumière.
Elle résiste à la beauté générale.

Mais c'est dur, c'est dur.

Dites, vous avez vu cette tourmente de chênes qui s'abattent depuis le début de l'hiver : Ettore Scola... Edmonde Charles-Roux, Michel Tournier... Boulez, Bowie... Glucksmann, le philosophe errant... Le doyen (japonais) de l'humanité, écoeuré, préfère tirer sa révérence après 112 piges de vigilance... "J'ai rencontré mon mari sur du Michel Delpech", témoigne une dame dans 20 minutes... Je dois en oublier. Ah oui : Galabru, bon, c'était pas notre tasse de thé mais tout de même, un acteur.

Bon. Et les chanteurs des Motörhead, des Eagles. Pas notre thé non plus. Tout de même : chanteurs. Béart, tiens : mort du dernier troubadour. Thé ou pas, Béart : un chanteur tout de même. Humilié gratuitement par Gainsbarre à la téloche. Bien fait, n'avait qu'à pas descendre dans l'arène, était pas taillé pour ça le compositeur du regretté bal chez Temporel.

Dites donc, y a un Charles Morel, général de division en retraite, qu'est mort le 31 décembre à 99 ans. Ce serait pas le Charlie Morel de Charlus, le violoniste ? Non, serait né en 14, ça ne colle pas. Comment ? Vous dites ? Charlus n'existe pas, son petit gigolo non plus ce sont des personnages fictifs ? Arrête c'est pas bien de rigoler là-dessus.

Et René Girard (l'anthropologue, pas le footeux, lui est vivant d'ailleurs). Et Madame Claude ? Oui, la liste des personnalités décédées en 2015, selon un certain site, inclut la mère maquerelle au milieu des chercheurs et académiciens. Ma foi... Et Leny Escudero. Et Jean-Marie Pelt, ici salué en décembre, parti juste avant les Noëls qu'il aimait tant...

Il ne faut pas nous attrister. La disparition, pour certains on peut dire de ces géants, ou personnalités - revêt un double sens : d'abord les gens de cette génération (nés dans la première moitié du XXe) étaient bâtis à chaux et à sable et ont été élevés, adossés à une guerre, ayant senti passer l'autre, dans une économie frugale, suffisante, modeste. Oui, même les plus nantis. Ils ont donc traversé le siècle, pour certain-e-s pas loin de cent années, assez gaillardement.

Et puis, la tourmente consumériste ne les avait pas atteint au plus vivace de leur existence, ils avaient mieux à faire. Ils avaient été résistant-e parfois, témoin du siècle souvent, actrice/teur du siècle toujours. Et donc, il faut y voir aussi le signe que le XXe a été d'une richesse rare en matière culturelle. C'est ainsi, et c'est une chance qu'on a eue de connaître ça. C'est pourquoi il est, sinon réconfortant, du moins logique d'enregistrer un grand nombre de "morts célèbres" comme on dit.

Quand les héros de téléréalité, les chanteurs à la mord-moi'l, les faiseurs de musique au kilomètre, les écrivailleurs qui émargent, les présentateurs de télé honteux, les scientifiques vendus, les faux artistes qui vendent leur écriture au kilomètre aussi, faux philosophes, politicards, casseront leur pipe, promis, on n'écrira rien. D'ailleurs, on les regardera passer, tiens.

Une note d'optimisme ? Les "grand-e-s" personnalités du XXIe, on ne les (re)connaît pas encore, ils n'ont pas la patine du temps, leur oeuvre n'est pas composée, leurs belles actions enregistrées quelque part.

On aime bien "20 minutes" parce que ce petit journal de rien, mine de rien, case dans sa rubrique décès, entre Charles-Roux et Tournier, cet avis : "un SDF de 66 ans est décédé dans le 8e arrondissement". Et pour lui, quel est le sens de sa mort, de sa vie ?

Aucun. Ce n'est que le signe de l'inhumanité qui règne aujourd'hui. Pas de place d'hébergement malgré ses demandes répétées. Mort d'un arrêt cardio-respiratoire sur une rampe de parking par -4°C. Il aurait fait + 8° que ça n'aurait pas changé son destin. Son nom ? Pas de nom. Prénom : Michal. On parle de lui chez les Enfants du Canal. Chacun sa célébrité.

La mort de Leila Alaoui, photographe assassinée à Ouagadougou pendant qu'elle travaillait sur les violences faites aux femmes, ce n'est pas dans l'ordre non plus, et ça met la rage.

Ciel rose, humeur morose.