... C'était pas fini !

Le défilé des copines continuait samedi et dimanche passé. Evelyne-la-colleuse (1) ramasse la médaille d'or dans la catégorie 600 mètres départ arrêté depuis chez la Taulière devant son verre : sprint jusqu'à sa casa (4 étages sans ascenseur) et retour dans le perchoir avec deux excellents livres qu'elle ajoute aux goûteux fruits pleins de vitamines qu'elle m'avait apportés. Le tout, vingt minutes chrono.

Bénies soient les amies aux semelles ailées, dont les bibliothèques et les paniers de marché recèlent tant de bienfaits...

(Re)lu (2), donc, d'une traite "Le diable tout le temps" de Donald Ray Pollock. Une critique de Télérama.fr de septembre 2013 le dit bien mieux que moi :

« (...) Un pasteur obsédé par les adolescentes, un couple de tueurs d'auto-stoppeurs, un shérif sans morale... l'Amérique de Pollock ressemble à la fin du monde. Le romancier n'excuse ni rejette ses personnages, il les regarde simplement s'empêtrer dans une existence qui commence mal et finit dans la sauvagerie. »

Dans la foulée, hop, hop (le sprint d'Evelyne m'oblige à la compétition, mais moi je cours assise ou couchée, c'est cool), "Super triste histoire d'amour", de Gary Shteyngart.

« (...) Oblomov de l'ère cyberpunk, Lenny travaille dans l'"extension indéfinie de la vie", en tant que "coordinateur de la prospective des Amants de la vie (échelon G), division des Services post-humains de la Staatling-Wapachung Corporation". », résume Baptiste Liger dans un papier de l'Express.fr de février 2012 où l'auteur s'explique (partiellement) sur son propos.

Un meilleur article dans Le Monde.fr de septembre 2012. La Taulière ne s'étendra donc pas (façon de parler).

Or, heureux hasard (ou pas), la lecture successive de ces deux bouquins autorise (en tout cas, on le fait) un rapprochement bigrement intéressant, quelque chose comme la conflagration de deux fins du monde dans deux univers représentant ensemble à peu près toute la cosmogonie du cauchemar américain.

Du côté de Pollock, la violence des situations sociales et familiales dans l'Amérique profonde, un univers à la Russel Banks (on pense à "Affliction" pour le climat général)... Banks joue tout de même dans la cour des grands comparé à Pollock, mais ce dernier, par son propos jusqu'au-boutiste, pousse la logique du sang à une extrémité quasi poétique : tueurs en série mais couple aimant. Père cinglé mais capable de fournir à son fils une journée de bons souvenirs. Shérif criminel, un oxymoron moins rare qu'il n'y paraît, en particulier si on fréquente Ellroy... Garçon poly-traumatisé enfin, qui va mettre un sanglant point final à cette navrante histoire, évidemment, à coups de flingue. Contrepoint nécessaire pour respirer tout de même un peu, on trouve au fil du récit des figures maternelles admirables et un oncle carrément tutélaire.

Ajoutons la présence obsédante d'une religion caricaturale : prêches imbéciles, religion-spectacle et arnaques à Dieu, pasteur abusif... Une galerie de cinglés dont l'univers va d'un bar miteux à un motel crasseux, de fermes ruinées à bourgades poussiéreuses et oblige à considérer, par son parti pris paroxystique, que si les personnages semblent "chargés", c'est peut-être l'héritage de violence de l'Amérique, qui l'est. Chargé, oui : comme une arme.

De "Super triste histoire d'amour", chronique ultra-urbaine puisqu'à peu de choses près elle se déroule à Manhattan, on pourrait ne retenir que le passage, comme une comète, de la jeune Coréenne Eunice dans la vie de Lenny Abramov et ce qui en découle. Ou bien, on pourrait ne s'intéresser qu'à la description par Shteyngart d'un univers futuriste (futuriste ? Pas tant que ça, misère, et il l'a sans doute écrit vers 2009/2010...) où tout et tout le monde est connecté et vice-versa, mais connecté, en fait, à un vide sidéral.

A deux encâblures de ces maniaques de "l'äppärät" (un outil ressemblant à un galet, qui tient de la tablette et du téléphone), le vrai monde de la rue vit dans les poubelles et se prend sur la gueule les rafales de milices et autres "gardes nationales" en dérive, au milieu d'un chaos géopolitique réjouissant. Voir l'Amérique tomber aux mains de la Chine, tout de même c'est pas rien.

Si "Le Diable tout le temps" offre une lecture globale et assez univoque du climat et de l'histoire socio-culturelle du milieu décrit, ce n'est pas le cas du livre de Shteyngart, dans lequel les "histoires dans l'histoire", les histoires dans les histoires des histoires, les motifs dans le tapis, sont légion.

"Super triste histoire d'amour" c'est peut-être ça : tout sauf une histoire d'amour, tout sauf une seule histoire. Plutôt le chant choral de récits entremêlés : trajectoires familiales navrantes, sans parler des parcours individuels, carrément grotesques.

L'opposition croissante entre l'égocentrisme intello-"médiapute" du héros, pour pomper un néologisme de shteyngart, le pauvre contrechant de son journal nombriliste avec les échanges connectés d'Eunice et le magnifique et altruiste devenir de cette dernière dont, en début de lecture, on ne donnerait pas cinq jiaos (3), serait-ce une prise de pouvoir des personnages sur leur auteur ?

Ou plutôt, de la part de ce romancier qui semble un peu farceur, la patiente plantation d'arbres cachant des forêts dans un livre où les femmes, une fois n'est pas coutume, prennent vraiment le dessus ?

Quoi qu'il en soit, une orange sicilienne grosse comme un soleil et deux excellents romans, c'est super bon pour les gripouillées, c'est moi qui vous le dis...

Et once more désolée pour la petitesse des caractères, la Taulière n'a toujours pas résolu le mystère de son changement d'apparence bloguière. Et c'est pas demain la veille qu'elle va trouver la solution, hélas...

================================================================
(1) L'Appentis ne publie pas les noms sans l'autorisation des artistes, mais il existe un site où l'on peut admirer le travail de la colleuse - et de la peintre. Avis à l'intéressée !
(2) Relu, oui, car un des avantages de vieillir c'est qu'on peut lire et oublier, dans la même année, un certain nombre de bouquins qui, lorsqu'ils se représentent à vous, créent un bonheur à double détente.
(3) Dans "Super triste histoire d'amour" les "travailleurs à 5 jiaos" sont les miséreux chargés des basses oeuvres de terrassement, démolition, etc. A mille lieux des traders rézotants, les vraies gens, quoi. Ils sont payés en petite monnaie chinoise, ici on dirait : avec un lance-boulettes.