... à le fréquenter c'est un peu comme si l'on passait ses vacances dans une des stations de chasse groenlandaises dont il a fait ses chroniques ou plutôt, ses "Racontars arctiques".

On devient, à sa lecture, si familier des lieux qu'en ouvrant un des petits et savoureux livres de ce redoutable conteur danois, on a le sourire qui s'élargit tout seul comme si Museau, Lasselille ou Siverts vous attendait sur le seuil de la cabane et que vous alliez tout bonnement retrouver cette bande de potes pour une bonne semaine de rigolade au frais ponctuée de cuites homériques, de soirées de ragoût d'ours ou de soupe aux boulettes.

Sans parler de l'ingéniosité saugrenue qu'ils emploient à distiller l'alcool, soigner leurs bobos, se tirer d'affaire quand de malencontreux hasards mettent sur leur chemin des gêneurs comme tel inspecteur venu "réguler la chasse", ou, lorsqu'il s'agit de conserver un cadavre, tâche assez aisée sous ce climat où l'on bénéficie, une fois le macchabée enfermé dans un glaçon à sa mesure, d'au moins six mois tranquilles pour trouver une solution.

La carte de la côte Est au nord de Scoresbysund, placée en tête de chaque racontar, se met alors à vous parler et vous visualisez tout : les fjords bleus dans leur gangue de glace pleine comme du granit ; l'étendue virginale des routes neigeuses de l'inlandsis, les abois des chiens... Le point rouge, qui grandit sur la mer, de la Vesle Mari (commandant Olsen) apportant aux beaux jours le ravitaillement, et parfois pas mal d'emmerdes... Oui, chaque livre de Jorn Riel est une retrouvaille.

Ainsi peu à peu, et quel que soit l'ordre dans lequel vous les lisez, les "Racontars" vous apportent des nouvelles des stations et vous embarquent pour cet univers à la fois clos et formidablement ouvert sur le Pôle Nord, pas moins.

Voici Ross Bay, la plus septentrionale des stations où Lodvig vivrait seul s'il n'y était accompagné de Laban, légendaire et merveilleux chien qui n'hésitera pas à rallier Paris à pattes (et retour) pour retrouver finalement à Copenhague son maître traîtreusement parti sans lui... Il est vrai que ce dernier avait des excuses puisqu'il allait se faire opérer d'une bien douloureuse hernie. Mais Laban n'a pas supporté de voir partir le bateau... Il a tracé plein Sud par la voie de terre et s'est fait passager clandestin d'un rafiot pour traverser la mer du Groenland.

Voici, tout au sud, Hauna où le chasseur Fjordur cache une exigeante passion qu'il tient jalousement secrète au point d'en oublier les lois sacrées de l'hospitalité nordique, mais qui, lorsqu'elle sera découverte, se révélera à la fois anodine et terriblement contagieuse...

Entre les deux : Fimbul, d'où Valfred s'embarque afin de représenter Hansen, son compagnon, dans la dure négociation d'un duel à la Cabane du Vent où réside Lause, l'offensé, qui a le choix des armes et opte pour... un duel de poésie, avec claques et ramponneaux tout de même. Et Bjorkenborg, où règne l'irrésistible pédagogue et chef de station Bjorken ; seule station à trois chasseurs (mais les deux autres n'en pèsent que le poids d'un, face à l'intelligence et à l'autorité naturelle du chef).

Et Cap Rumpel, occupée par Doc, qui n'est pas médecin mais pédaleur officiel du groupe électrogène alimentant le poste télégraphique où pianote le préposé Mortensen, son compère, précurseur de la musique électroacoustique par captation de larsen (il s'agit de contrer Doc et sa scie musicale). Ce racontar-ci (justement) nous fait découvrir la belle aventure humaine de deux hommes qui d'abord se haïssent sur fond de jalousies et d'insupportables sonorités émises de part et d'autre, pour finir par faire bel et bien de la musique ensemble et donner le plus fameux concert ayant jamais résonné par 70° de latitude Nord.

Voici encore Grover Bay, où le Comte, authentique hobereau héritier d'un riche domaine dans l'île danoise de Lolland, contrée réputée plus riante que la côte Nord-Est, préfère pourtant demeurer dans sa station pour y faire pousser deux patates "grosses comme des nonettes au gingembre" et trois poignées de seigle, que de retourner s'emprisonner dans son île dorée. Il y cultive aussi la vigne, dans une serre où le raisin mûrit sans discontinuer pendant les six mois de l'été et régale ses visiteurs de "château-bourville".

Et Kap Thomson, et Guess Grave...

Que font tous ces hommes dans ces rudes solitudes ? Ils chassent. Pourquoi chassent-ils ?

« (...) pour que les bobonnes puissent s'entortiller le cou dans quelque chose, et parce que tous les clandés d'Amérique du Sud utilisent des peaux d'ours comme couvre-lits et que des ladies anglaises se font faire des sacs de golf en braquemart de morse. Voilà pourquoi on est là ». ("La passion secrète de Fjordur et autres racontars").

Et parce que le gouvernement danois implante ces stations de chasse et y disperse quelques dizaines de rudes gaillards prêts à la survie sous toutes conditions, aux fins de réguler le gibier, d'en tirer quelques subsides pour la mère-nation, autrement dit : d'exploiter le territoire, de presser l'arctique citron.

Le Groenland, qui géographiquement parlant n'est pas loin d'être américain, s'est plutôt tourné vers l'Europe et passa colonie danoise en 1814. L'île reçut de son colon une autonomie presque totale... en 2008. Elle fait aujourd'hui partie de l'espace Schengen. Les Danois, en fait, n'ont pas pris beaucoup de risques en s'appropriant le Groenland. On voit mal la rébellion s'organiser entre deux blizzards, alors que les distances pour communiquer entre les quelques indigènes se calculaient en journées de traîneau, sans parler de manifester par -50°C.

Quant à y consacrer les trois jours d'été annuels, il aurait fallu bien de l'abnégation politique. Il semble que les Groenlandais, Inuits ou chasseurs dépêchés par le gouvernement, aient choisi la manière la plus efficace, rapportée aux conditions climatiques : il suffisait, en fait, d'ignorer la maison-mère et ses injonctions (Cf "La circulaire et autres racontars").

D'ailleurs, à lire les "Racontars", on n'a pas le sentiment que les chasseurs de la côte Est soient prêts à se laisser emmerder par quelque fonctionnaire que ce soit.

Ces hommes, dont certains, comme l'avocat Volmersen venu signifier au Comte le décès de son frangin et l'héritage de son domaine comtal, tomberont en amour dès l'abord de la côte et ne repartiront plus. Parfois en délicatesse avec l'autorité de Copenhague, ils préfèrent se fondre dans les neiges comme le lièvre arctique, avant tout épris de liberté et prêts à en payer le prix.

Implacable liberté, qui conduit Lause, chasseur de la Cabane du Vent, perdant du duel poétique ci-dessus évoqué, à organiser en toute sérénité (mais sans joie excessive) l'issue logique de sa défaite, causée par un abyssal trou de mémoire à l'instant que d'envoyer à la figure de l'adversaire un poème composé dans la fièvre créatrice et l'imitation des anciens.

« (...) il voulait juste faire un tour pour dire qu'il n'avait pas de rancoeur et que le Lieutenant avait été le meilleur. Et maintenant, il lui fallait repartir, les pièges avaient été négligés à cause de ce duel, et ils n'avaient plus de viande à la Cabane du Vent. Sur le seuil, il se retourna et eut un petit sourire triste pour le Lieutenant.
- N'oublie pas que je ne t'en veux pas, Hansen. On se sent pris par Hybris, et aussitôt suit Némésis.
Quand il eut refermé la porte, Valfred secoua la tête, inquiet.
- Je pense qu'il ne s'en est pas encore remis. Qu'est-ce qu'il voulait dire ?
Le Lieutenant regarda, pensif, vers la porte.
- Je ne me souviens pas de la première chose, mais l'autre, Némésis, j'ai déjà entendu ça quelque part. Je crois que c'est une question de punition. ».

Oui, le chasseur meurt fort bien dans les racontars de Jorn Riel. Il "dépose les kamiks" (bottes fourrées) avec dignité, sans faire d'histoires et parfois pour des causes un peu rabelaisiennes comme par exemple, le refus de se laver. Il se prend des pains dans la gueule, s'entaille des phlegmons comme vous vous épilez un poil, se bat avec ses collègues et se réconcilie avec la même grandeur. Il sait demeurer coi le temps qu'il faut sous la tempête, si d'aventure le traîneau verse un peu loin de la base. Le plus balèze des ours ne lui fait pas peur, quand toutefois il parvient à en tirer un. A défaut, il entre dans une déprime que toute la communauté s'ingéniera sans relâche à guérir, même au prix d'un gigantesque bobard.

Jorn Riel a quelques titres à écrire ses "Racontars arctiques". Embarqué dans une expédition en 1950 (à 19 ans), il vivra et travaillera seize années dans ces contrées désolées et sublimes. Riel figure dans ses récits sous le prénom d'Anton, dit encore "le bachelier". Cet auteur épatant vit actuellement en Malaisie, où il déclare avoir posé ses pénates "pour décongeler". On croit comprendre qu'il ne redoute pas les extrêmes.

Sans doute Jorn Riel a-t-il du chagrin et de la colère de voir que la calotte glaciaire nord-groenlandaise a fondu à 97 % de sa surface en 2012. Ou que « malgré l'éloignement des grands centres urbains et industriels, le Groenland reçoit des polluants aéroportés de tout l'hémisphère nord, et via l'alimentation (produits de la mer en particulier) les Groenlandais sont exposés à certains contaminants, plus que la moyenne des humains, et souvent excessivement par rapport aux recommandations de l'OMS ou de la Commission européenne. C'est le cas pour les polluants organochlorés (dioxines, furanes, PCB…) et pour des métaux toxiques tels que le plomb, le cadmium, le mercure et le sélénium par exemple ». - https://fr.wikipedia.org/wiki/Groenland#cite_note-23.

Ce n'est pas ce qu'avait dû imaginer le jeune Riel en débarquant sur place... Comme le personnage de l'avocat Volmersen, sans doute était-il plus proche d'éprouver « pour la première fois de sa vie, que le monde n'avait pas de limite. Il découvrit que l'espace céleste était infini, que les couleurs étaient tout en nuances, que l'air qu'il respirait avait un goût, et au plus profond de son âme, des portes qui pendant des années avaient été murées s'ouvrirent ». ("La passion secrète de Fjordur et autres racontars").

Jorn Riel - qu'il aurait fallu écrire avec un "o" barré, mais la Taulière ne possède pas ce signe - doit se lire sans modération, comme vivent les chasseurs des stations de la côte Est :

Au choix la série des "Racontars arctiques", avec mes préférences : "La circulaire et autres racontars" ; "Le naufrage de la Vesle Mari et autres racontars" ; "La vierge froide et..." ; "Un safari arctique et..." - "Un curé d'enfer et..." et cette dernière et récente lecture : "La passion secrète de Fjordur et...", 10/18 domaine étranger.

Mention spéciale pour les impeccables traductions de Susanne Juul et Bernard Saint-Bonnet. Car on peut juger de la qualité d'une traduction même sans connaître la langue d'origine. Personnalité du texte, fluidité de la langue, élégance sans afféterie de l'expression française, rendu parfait des dialogues... Tout y est, ça roule, c'est de la belle ouvrage.

- dans une veine plus sévère mais de très, très grande beauté, la trilogie "Le Chant pour celui qui désire vivre" : Heq, tome I - Arluk, tome II - Soré, tome III