... suffisamment tôt pour convoquer le souvenir maintenant lointain du temps où j’allais au travail, je descends l’avenue Denfert-Rochereau, déjà évoquée ici, pour rejoindre la gare de Châteaucreux où je prendrai le train pour Lyon.

Au passage ma trajectoire piétonne traverse de part en part le triangle sacré que forment les deux sex-shops « Vidéo Zapping - Multiplex Vidéo X » et « Sexy X Love Shop », situées de l’autre côté de l’avenue, avec « Paul, la Maison du Caoutchouc », située de ce côté-ci.

C’est par une tangente assez rigoureuse à la base de ce triangle, que je coupe l'imaginaire figure géométrique, inscrivant dans l’espace ainsi délimité une illustration de Thalès qui me ramène à l’époque où ce nom évoquait l’un des rares théorèmes qui me fussent quelque peu intelligibles, et non pas une société s’occupant de fliquage généralisé. Une rapide incursion sur internet pour vérifier mes assertions concernant le groupe Thales m’apprend qu’ils ont en fait perdu leur accent, sans qu’on puisse établir un lien avec la réforme orthographique dont il est question ces jours-ci.


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Dans le train express régional qui relie – comme il peut, avec des aléas plutôt nombreux – Saint-Etienne à Lyon, ce matin les tablettes qu’on abaisse derrière les sièges grincent horriblement.

Première à effectuer le geste, j’essuie quelques regards de mes coloc de wagon d’une heure. Mais lorsque la deuxième, puis la troisième tablette émettent le même strident couinement, je souris modestement, voulant signifier par là que je n’en veux à personne.

Aussitôt une petite histoire naît dans ma tête, comme c’est souvent le cas lorsqu’on voyage, pour peu qu’on n’ait rien à lire. Un ami à qui je confiais, l’autre jour, que ma pompe à fiction était plutôt poussive, me dit qu’il fallait beaucoup se promener, nez au vent, regarder les gens, la rue, s’asseoir sur un banc et laisser défiler l’humanité. Lui écrit de chouettes textes à partir de ces quotidiennes saynètes ou des possibilités qu’elles suggèrent.

En laissant naître, puis grandir dans mon imagination ce possible récit, j’envoie un salut silencieux à l’ami qui a bien raison sur ce coup-là.

La petite histoire serait celle d’un jeune homme chargé de l’entretien de cette rame de TER. Il serait en contrat aidé et placé auprès d’un « ancien » de la SNCF qui a fait sa carrière du nettoyage et petites réparations du matériel roulant.

L’ancien aurait la fierté du travail bien fait. Il l’inculquerait au jeune par l’exemple. Tâches répétitives, humbles et peu connues des usagers qui ne remarquent, dans les trains, que ce qui dysfonctionne : vitres maculées, toilettes condamnées, sièges défoncés…

Mais les deux hommes d’entretien, pugnaces et réguliers, chaque jour passent le chiffon désinfectant sur les surfaces, balaient, vident les poubelles, récurent les toilettes. L’ancien apporte un jour sa burette et montre au jeune comment huiler les charnières des tablettes pour qu’elles ne crient pas.

Lorsque nous nous installons dans notre wagon, nous abaissons d’un air satisfait nos tablettes pour y déposer nos impedimenta, mais nous ne savons pas pourquoi elles ne grincent pas, ni pour quelle raison il se serait pu qu’elles grinçassent, ni comment ce petit désagrément nous a été évité.

Peu avant le terminus, un jeune homme entre dans la rame et nous fait face. Planté devant la porte vitrée qui sépare les secondes des premières, il prononce à notre adresse un speech qu’il a sans doute préparé, qu’il pensait dire d’une voix forte, posée, convaincante mais qui n’est que hâchée, un peu trop aiguë et qu’un léger trac fait légèrement chevroter. Ce n’est jamais facile de prendre la parole lorsqu’on n’est pas préparé à maîtriser l’émotion que font surgir nos propres mots.

« Bonjour Mesdames Messieurs » dit le jeune homme. « Je suis l’employé chargé de l’entretien de ce train. Avec mon collègue, chaque jour pendant six mois, nous avons travaillé pour le rendre propre et agréable pour vous. On nettoie les sièges, on lave le sol. Il nous arrive de faire de petites réparations comme changer les ampoules des liseuses (il montre les lampes). On ramasse les choses que vous oubliez et on les porte aux objets trouvés. On décoince les portes coulissantes, on revisse les supports à bagages… Ce matin on a graissé les tablettes que vous abaissez devant vous pour pouvoir lire ou faire de l’ordinateur pendant le voyage.

« Comme vous voyez, on fait le maximum pour votre confort.

« Aujourd’hui c’est mon dernier jour de boulot ici. Mon contrat est fini, je vais m’inscrire à Pôle Emploi. Normalement on ne sort jamais du dépôt, mais j’ai voulu voir « notre » train pendant qu’il roule. Je voulais aussi vous rencontrer pour vous dire que j’ai bien aimé faire cet entretien et j’ai beaucoup appris. J’aurais bien prolongé si ça avait été possible. Et voilà (il toussote) : merci au collègue qui m’a appris les gestes, les trucs, les produits, tout ça. Et merci à vous d’être là. Sans vous les voyageurs les trains n’existeraient pas et nous on n’aurait pas de travail. »

Un très court moment, les voyageurs semblent interloqués. Puis quelqu’un dit « Merci à vous, plutôt », quelqu’un d’autre commence à applaudir, nous suivons et bientôt, le jeune homme est l’objet d’une véritable ovation. Il dit « Merci, voilà, bonne journée » et tourne les talons.

Le terminus arrive, dix tablettes se replient avec d’horribles grincements, cette histoire est une invention et l’entretien des trains n’est plus assuré, ou presque. Quant au nettoyage, il est laissé à des employées d'une société auprès de laquelle SNCF a externalisé ce service, majoritairement des femmes à qui le temps est tellement compté qu'elles effectuent un passage des plus sommaires.

N'ayant jamais, jusqu'à présent, pris la précaution d'apporter avec moi de quoi écrire, j'ai rédigé le projet de ce texte sur le seul papier disponible dans mon portefeuille, c'est-à-dire le verso de mon attestation d'assurance complémentaire. Je me promets l'achat d'un calepin pour bientôt.


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Etrange symétrie musicale aux deux extrémités de ma journée : ce soir à Lyon, dans le bus double articulé qui me ramène à la gare et qui, à cette heure de la soirée est peu chargé, à chaque virage se font entendre de longues, déchirantes plaintes évoquant de manière troublante des voix humaines en proie à la plus vive affliction. Ce sont les articulations du bus qui semblent bien vétustes et crient, elles aussi, le manque d’entretien et de graissage.

Ces sons étonnants ponctuent lamentablement chaque changement de direction. C’est comme un choeur de cent femmes en proie à une interminable crucifixion et qui imploreraient, de leurs voix mélodieuses et mourantes, qu’on veuille bien mettre fin à leur agonie. Ou comme si le bus, plutôt que de transporter des voyageurs vers la gare, charriait un convoi d’âmes errantes, volubiles, inconsolables.

Hélas, nulle intercession ne viendra faire cesser ces thrènes, qui ne semblent d'ailleurs déranger personne. Nous abordons la gare dans ce concert funèbre, désolé. Les portes s’ouvrent et je me plais à imaginer qu’en même temps que nous descendons du véhicule, cette troupe sonore autant que fantomatique va rejoindre d’un coup d’aile grise, dans quelque local désaffecté de la gare, les stridulants esprits diaboliques des tablettes matinales.


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Dans le train du retour, ràs.