... le train express régional 886745 s'ébranle enfin. Il semble bien être le seul, en ce matin du 10 février. Sur les tableaux bleus, tous les trains pour Lyon sont affichés avec retard d'une heure au moins.
La foule des travailleurs qui, chaque matin, monte dans ces rames évoquant de plus en plus un métro surchargé, produit dans le hall de la gare et jusque sur le parvis une agitation brownienne. Faut-il partir ? Ne pas partir ? Coups de fils aux collègues, au service, pour dire son incertitude.
Quelques hommes en gris et rouge circulent, la casquette en arrière, la bouche collée à leur talkie-walkie crachotant. Simone, depuis les hauts-parleurs, ne cesse de nous informer que le train machin-truc, initialement prévu etc. est retardé en raison d'un incident sur la voie. Elle se répand en remerciements pour notre compréhension, qui est pour l'heure proche du zéro absolu.
La Taulière, qui a ce matin-là un rendez-vous qu'elle estime essentiel à 9 h 30 dans la capitale des Gaules, fait marcher à tout berzingue ses antennes, le pavillon de ses esgourdes et ses yeux-laser pour déceler l'amorce d'un mouvement possible.
Et ça y est !! Il va partir... Sprint jusqu'à l'ascenseur, traversée expresse jusqu'à la voie C. Bouton vert allumé, porte s'ouvre, porte se referme, train part. Ouf !! Il n'est pas à destination de la gare de son choix, mais n'importe : la Taulière connaît Lyon comme sa plus vieille poche de son plus vieux jean et adapte son plan de vol.
Nantie d'une place miraculeusement arrachée sur le strapontin le plus mal situé (celui qui est collé contre la porte gauche), la Taulière s'estime vernie et se résigne à un trajet morose, le nez sur le quatrième bouton du pardessus d'un monsieur qui, lui, est debout. Autour, ça téléphone sec. Concert de mezza voce agacées, fous-rires nerveux. Enfin, on roule.
Zou ! Saint-Chamond... Et zou ! Rive-de-Gier... La Taulière informe son rendez-vous de dix minutes de retard maxi. Elle repasse dans sa tête le cross final : descendre une station avant Perrache. "Sauter" (façon de parler) dans le métro, rejoindre le troisième arrondissement à la course. Bon, ça va aller.
Zou, Rive-de-Gier. Et ploum. Train s'arrête, train ne repart pas.
Sur l'autre voie, un TER tout aussi bleu que le nôtre est stationné portes ouvertes. Il en sort un flot de voyageurs hors d'eux qui prennent d'assaut notre pauvre 886745 déjà plein comme un pont de 3e classe en direction d'Ellis Island... Des mecs pas gênés font entrer leur vélo à force de coups de cul. Le paysage de la Taulière s'obscurcit notablement : parkas des nénettes, jambes et roue arrière du cycliste, genoux + tablette du lycéen qui a réussi à se caler par terre.
Silence - relatif. Chacun-e ayant passé ses ordres par téléphone, reste sur le qui-vive. Train ne repart pas.
Après dix minutes, les envahisseurs de l'autre TER décident que c'est pas la peine de squatter ici et ressortent. Les ti-ti-ti-tiiiii-ti du signal sonore de fermeture de porte se multiplient. Les malotrus retournent dans leur autre habitat temporaire (ben oui, puisque ça ne roule pas, ça commence à s'apparenter à un logement de fortune).
« Mesdames et Messieurs, ici votre chef de bord qui vous donne quelques informations... » - Ah le brave homme ! Il va nous annoncer un départ imminent. Je l'aime.
« … Notre train est actuellement stoppé en gare de Rive-de-Gier (merci, oui, on avait eu le temps de lire les panneaux) en raison d'un accident survenu vers 7 h 30 entre Givors et Rive-de-Gier, sur la commune de St-Romain-en-Gier. Un cheval s'est égaré sur la voie et a été heurté par un train. Le cheval est toujours vivant... ».
Le cheval est vivant. C'est pas rien de s'entendre annoncer comme ça, qu'un animal qui s'est pris un train en travers de la jugulaire, n'en est pas mort. Le cheval est une bête puissante et réactive, mais tout de même.
Le chef de train fait une infime pause, comme si l'émotion, un micro-instant, l'avait submergé.
« … Le cheval est toujours vivant et divague en ce moment sur la voie. Nos équipes font le maximum pour le mettre en sécurité et permettre le redémarrage des trains actuellement bloqués sur toute la ligne. Nous vous tiendrons au courant de l'évolution de la situation. ».
Le cheval est vivant. Dieu merci. Mais quelle terreur il a dû éprouver en voyant arriver par son travers cet autre cheval de fer ! Et le conducteur, quelle n'a pas été son horreur lorsque son regard a croisé les yeux fous de la bête... Comment a-t-il pu freiner, était-ce un train de voyageurs, y a-t-il eu des dégâts ?
Passons sur les commentaires imbéciles : "Un cheval maintenant. Franchement c'est abusé". Et pourquoi pas un nan mais allô quoi, pendant que tu y es ?
Ben oui, jeune fille, ce cheval abuse. Il abuse de son droit à se promener où bon lui semble, à quitter sa pâture. Il abuse de sa liberté temporaire. Il a, d'une manière ou d'une autre, franchi son enclos. Il a trouvé une entrée sur l'emprise SNCF. Et il a commencé de marcher sur la voie, prenant sans doute garde de poser ses sabots sur les traverses plutôt que de se blesser dans le ballast. Abuse, cheval ! Mais fais gaffe à tes paturons !
Alentour, bois pentus où déjà les épines blanches sont en fleurs. Ruisseaux, pentes ravineuses, prés, maisonnettes...
Courte escapade que celle de l'animal à la belle crinière ! La voie est parcourue sans cesse, c'est une des plus chargées en trafic de la région.
Le cheval est vivant. Mais blessé, sûrement. Que vont faire "les équipes" ? Neutraliser la bête sans doute folle de peur, ou ayant perdu l'usage de ses sens, de la locomotion, divaguant, certes, mais à moitié tombée ? Le cheval sera-t-il soigné ? Abattu ?
C'était l'histoire du cheval des terres contre le cheval de fer.
Le train est reparti, le chef de bord ne nous a pas donné d'autres nouvelles du cheval. Ce n'est pas bon signe.
Vous avez remarqué comme les rendez-vous, même ceux qu'on considérait comme primordiaux, voire vitaux, pour lesquels on avait mobilisé notre agenda et notre réveille-matin, ces rendez-vous perdent de leur importance une fois la cause entendue que jamais, jamais vous n'arriverez à temps ? C'est une détente, la certitude que l'emploi du temps est foutu. Soudain, un espace de liberté s'ouvre devant vous.
C'était l'histoire d'un cheval qui a payé de sa personne pour nous montrer la voie.
Un cheval, des chevaux... Moi qui les ai tant aimés, tant aimés. Ceux sur lesquels, enfant, je suis montée. Ceux qui m'ont, accidentellement, fait tomber. Ces beaux chevaux aux yeux humides et tout remplis d'amour; qui mangeaient au creux de ma main le sucre que je leur offrais en récompense. Et merde : contre le cheval de fer, la cheval de chair n'a que très peu de chances. Je n'aurais pas aimé être passagère de ce train : je crois que j'aurais pleuré.
Et pourquoi ce passé composé, au fait ? Tu ne les aimes plus, les chevaux ?
ça fait mal, cette histoire de cheval, ça me rappelle les chevaux éventrés par les obus à Verdun, vus il n'y a pas longtemps dans un remarquable doc sur la guerre, la Grande boucherie...et du coup le grand-père mort en 14, comme une bête. De fil en aiguille, on pense aux bêtes des abattoirs, et quoi encore ? ben moi je désespère de l'humanité, comme tous les vieux, cons ou pas.
Blague dans le coin, comme disait ma copine Berka qui vient de passer l'arme à gauche (restons dans le lexique guerrier), la jardinière subodore que, vu qu'on est en février, ce sont non pas les épines blanches mais les noires (prunelliers) qui sont déjà en fleurs. Les prunelliers fleurissent toujours un mois avant l'aubépine ; autrefois, il y a quelques années seulement, en avril et mai. Enfin, on ne sait plus où on en est, alors...moi c'que j'en dis...
Ah ben voilà une visite qui fait plaisir ! Oui, Verdun, j'ai regardé "Apocalypse Verdun" (2 fois, la première sans le son, j'avais mis un concert de E.S.T. à la place).
Les chevaux, ce sont aussi ceux de la mine, qu'on descendait et dont on peut voir l'écurie dans la galerie reconstituée du Musée de la Mine à Saint-Etienne.
Blague dans le coin, bon vent, Berka, où que tu sois, mais dans un monde sans violence et surtout sans violence sur les enfants...
Epines blanches : ben oui, les prunelliers, ah que la Taulière elle est incorrigible !
A la revoyure, essentielle Jardinière !