C'est sponsorisé par un fabricant de bas à varices. Tu vois le style.

Aujourd'hui ça doit être mardi gras ou un truc du genre parce qu'en ville, c'était plein de mômes costumés. J'en ai vu, des princesses, des Barbies dodues, des chevaliers dont la mamie avait tricoté la cotte de maille en vieille laine de récup', des Zorro en polyester dont la cape avait tourné sur leur doudoune, un chaperon rouge bien trop grande pour jouer à ça, sa robe de tulle vermillon remontant sur son ventre rebondi et deux vieilles dames orientales revêtues d'un tas de tuniques, robes, foulards ah zut non, là c'étaient des vraies.

J'en ai vu un dans le tram qui avait été maquillé en petit clown ou quoi, un truc avec la bouche rouge et un grand sourire mais pas du tout genre Joker, plutôt ouistiti, et deux gros demi-jaunes d'oeuf cerclés de noir autour des yeux. C'était un môme plutôt joli avec de grands yeux (les naturels) gris. Serré contre sa mamie, il semblait contrarié sous son chapeau pointu. Je lui ai souri et le résultat, c'est que les coins de sa bouche - la vraie - se sont abaissés, que la ride du lion est venue froncer son nez et que ses yeux se sont emplis de larmes. J'ai détourné le regard pour lui permettre de se reprendre et sa grand-mère l'a serré fermement contre elle en lui tapotant tendrement le bide. Nous autres grand-mères on sait faire ça. Ensuite il a semblé oublier le ridicule de sa situation, ou l'assumer, et s'est mis à babiller.

Place du Bicentenaire il se passe toujours des trucs drôles, va savoir pourquoi. Peut-être parce que cette "place", en réalité une dalle de béton reliant à la Grand'Rue (appelée sur cette portion, rue des Drs Charcot, déjà que je ne soupçonnais pas avant d'arriver ici qu'il y en eût plusieurs - de Charcot) un ensemble en "U" de 3 barres d'immeubles, cette place est elle-même drôle, c'est-à-dire désespérante.

En été c'est un haut-lieu de la canicule, en hiver elle est battue par un vent quasi-catabatique. L'aire bétonnée est ornée (les urbanistes des années 80 disaient "animée") par un supposé spot à glisse, une rotondité couleur bitume striée de blanc, espèce d'oeuf qui émergerait partiellement du béton, et de traviole ; un bout de pelouse à clebs, quelques petits arbres, un ouvrage en ferraille peinte en orange dont je serais bien en peine de dire ce que c'est et à quoi ça peut servir. Et une sculpture indescriptible que je vais tout de même tenter de faire exister ici : figurez-vous deux prismes triangulaires gris terne dont les pointes qui s'élancent vers le ciel semblent vouloir se rencontrer (donc ils penchent), chacun portant à son sommet un gros machin en acier brillant, j'hésite entre la figuration de dindons farcis prêts à cuire ou de moules géants pour cocottes de Pâques.

De temps à autre, si le temps est bien couvert, on peut les scruter pour essayer de décrypter leur nature essentielle. Mais la plupart du temps, ils reflètent impitoyablement le moindre rayon de soleil, même filtré par les nuages, et vous aveuglent net. Les gens qui ont des balcons donnant sur cette fichue place ne doivent pas pouvoir prendre l'air sans se décoller la rétine. On a donc là un artiste conceptuel qui a quand même réussi à créer un ouvrage, à bien des égards, irregardable.

Pourtant, cette bizarrerie, je vais vous dire : je l'aime bien.

C'est par là que, cet hiver, j'ai vu un jour un homme remonter la rue d'un air assez fumasse, un grand mec noir, balèze et énervé, qui portait sous le bras la fameuse chemise en carton avec toute sa vie dedans ; justement à Bicentenaire soufflait ce vent de là-haut, mais pas froid cette fois-là, même un peu doux parce que c'est du Sud qu'il descend, pas du Pôle mais du Pilat, le vent nous soufflait pleine face. Le type remontait la rue à grands pas, genre pousse-toi de devant, je me suis dit que ce n'était pas le jour à le contrarier. Mais je n'étais pas sur sa trajectoire.

Soudain, en passant à ma hauteur, le type se déporte de sa ligne de trottoir et se met à faire de petits bonds primesautiers, une espèce de danse, en fait, comme ça jusque sur la voie du tram - qui, à cette hauteur, court dans l'herbe. Vous voyez, ce genre de spectacle spontané, ça n'est pas tous les jours. Un sourire éclairait son visage, puis bientôt un rire... Pourquoi, me demanderez-vous, ce type ronchon s'était-il mis à danser et à se marrer ? J'ai regardé là où il regardait : par terre. Et j'ai vu un pigeon. Le pigeon ordinaire des villes, le rat volant moyen, gros, pas spécialement gracieux, gris fer. Mais le pigeon sautillait, sautillait... et ce type le suivait !

Un instant je me suis demandé si je n'assistais pas à un revenge animalier du joueur de flûte de Hamelin où ç'aurait été l'animal qui aurait emmené l'homme. Mais je n'avais pas envie de les suivre ni de danser, moi. Du moins, si j'ai bien eu cette envie fugace, je n'y ai pas cédé. Donc c'était plus privé que ça : un moment dans la vie de ce type en colère, un instant suspendu où un pigeon s'était matérialisé devant lui et l'avait invité à faire quelques entrechats en sa compagnie. L'homme riait dans le vent et faisait mine de poursuivre le pigeon qui sautillait de plus belle... Je voyais ce gars, littéralement, se dépouiller de sa contrariété et se détendre. Et moi aussi, j'avais le sourire...

Quelque temps après je me trouve au même endroit - il y a une station de tram, en fait. C'était le seul jour de neige de cet hiver, une neige pour rire mais qui avait bien engadouillé le trottoir. Descendue à l'arrêt, je fais deux ou trois pas dans la rue déserte (les vrais Stéphanois ne sont pas si cons), selon mon mode de locomotion hivernal bien connu (genre lapin Duracell sans piles), et je me dis que non, ce serait trop bête, pour aller rejoindre quelques potes dans un petit restau, de me casser une guibolle. Optant pour la sagesse, je reviens sur la Grand'Rue et me dirige vers le tram.

Or, tandis que je peste en longeant les vitrines, une main posée sur les soubassements d'immeubles afin de me rattraper en cas de dérapage, là... Qu'est-ce que ne vois-je pas ?

Ce bon vieux pigeon !! Vous ne le croyez pas ? Je jure que ce volatile grisâtre, bien le seul de son espèce à traîner dehors par ce jour inhospitalier, se trouva soudain à côté de moi, sautillant et me jetant, de temps à autre, un petit regard malin de ses yeux noirs brillants...

- Désolée, Frère Pigeon, lui ai-je dit. J'aurais bien fait un tour de valse avec toi mais là, tu vois, je suis plutôt en recherche de stabilité alors on se voit un autre jour OK ? Et j'ai marché en direction de mon tram, le sourire aux lèvres. Le pigeon a disparu.

Etrange, non ? Déjà qu'il n'y a pas tellement de pigeons dans cette ville, franchement, je peux affirmer que, si je passe vers Bicentenaire au moins une fois par semaine, je n'y ai jamais vu un seul pigeon, sauf ces deux fois-là.

Encore une affaire à tirer au clair en Armeville(*), Taulière !

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(*) En attendant, j'ai levé deux autres lièvres, si je puis m'exprimer ainsi.

D'une, le mystère des pigeons en ferraille. C'est place Chavanelle qu'un autre artiste (peut-être celui-là même des dindons métalliques de Bicentenaire) a trouvé moillien, comme aurait dit Bérurier, de disposer au sol un attroupement - oui, je pense qu'on peut employer ce terme, car ils sont au moins trente - de pigeons sacrément bien imités, du gros et gras aux femelles délicates, en passant par le pigeon noir déplumé qui, de fait, ressemble plutôt à un corbeau, tous rassemblés en cercle comme si on avait jeté là deux kilos de grain et que la population pigeonne de la ville s'y était donné rendez-vous pour picorer.
Tombée dessus - ou presque - par hasard, j'ai enfin compris ce que m'avait raconté un mien ami, pourtant non pris de boisson, qui venait de se faire très mal au pied, me dit-il d'un air un peu fébrile, "en shootant dans un pigeon". Cet ami des bêtes aussi, qui en fait ne voulait pas faire de mal au volatile mais juste provoquer un envol général, s'était avancé, goguenard et positionné pour mettre un bon coup de latte dans le tas, et s'était pris un gnon métallique sur la basket.
Ils sont remarquablement imités, à ceci près qu'aucun pigeon sensé n'attendrait sans bouger que ses congénères lui chient sur le plumage, alors que ceux-là, ils m'ont semblé un peu constellés. Faudra que j'y retourne voir, peut-être que c'est un effet de peinture.

D'autre part, cet ami des bêtes et moi-même nous sommes lancés, voici peu et sur les indications d'une copine, à la recherche du type qui a un pré, des moutons et des ruches en pleine ville, dans le quartier du Crêt-de-Roc.
Crêt-de-Roc, c'est la prochaine étape bobo de Sainté, une délicieuse colline portant en son sommet un paisible et vaste cimetière, parcourue de ruelles et de petites impasses, semée d'ateliers et usines désaffectés. On peut en descendre côté hyper-centre, en direction de la Préfecture, par un majestueux et interminable escalier ponctué de réverbères à l'ancienne, ou de l'autre côté, en dévalant vers la gare de Châteaucreux parmi les friches, les jardins, les démolitions et autres reconfigurations urbaines.
Il semble déjà impossible de louer ou acquérir un bien par ici au prix ordinaire de l'immobilier local. Bientôt, cette colline sera léchée, "réhabilitée", livrée à la spéculation et perdra ses dernières maisons ouvrières, ses vieux pensionnats désaffectés, ses jardinières bricolées en palettes, ses moutons et ses ruches, que nous n'avons pas trouvés.

Mais tout n'est pas perdu : demain j'ai rendez-vous avec mon indic, qui va me conduire droit sur les tonmous. Ah mais.