Il en ressort le sentiment appelé : frustration.

Comme lorsqu’elle me tient des propos affectueux, voire tendres. Encore plus, s’ils sont soulignés d’une caresse fugace, rapide mouvement de la main entre nuque et omoplates. Je me trouve alors incapable de lui répondre, sinon par un son étranglé qui manque, je le sens bien, de voyelles et surtout de développements.

Mais qui, dans l’intention, signifierait quelque chose comme : « Merci, tu es vraiment très gentille. Mais pourquoi ne l’es-tu pas plus souvent ? Pourquoi, parfois, tu me gueules dessus sans raison ? Du moins, pour des raisons qui, à toi, te paraissent fondées et à moi, des vétilles ? Et pourquoi, vingt-trois heures sur vingt-quatre, ne te préoccupes-tu pas de moi davantage ? ».

Je suis un peu injuste. Entre le ménage, en particulier dans mes appartements, la vaisselle, les sanitaires, la nourriture (plus les extras), et les soins d’hygiène qu’elle me prodigue, il y a bien un certain temps d’occupé mais à dire vrai, je ne sais pas le chiffrer avec ces unités-là : secondes, minutes, heures, jours, mois, ans.

Ne parlons pas des ans. L’injustice biologique entre elle et moi, c’est une vieille histoire sur laquelle je préfère ne pas m’étendre. Encore que. Quand je vois à quelle diminution de ses facultés elle est confrontée alors qu’elle a le même âge que moi…

Autrement, la maison n’est pas mauvaise. Depuis mon arrivée, à la fin de l’hiver, il est évident qu’elle a mis les petits plats dans les grands, n’a reculé devant rien pour augmenter mon confort, et m’a même filé son lit – le truc rectangulaire appelé lit, où elle dort, comme ses congénères, d’une certaine heure de la nuit jusqu’au lever du jour et parfois plus tard. Du moins ai-je l'usufruit du quart sud-est de ce meuble, avec en prime une épaisse couverture de coton sur laquelle je peux laisser ma livraison pileuse du jour.

De quoi me plaindrais-je ? Le truc appelé appartement, bien que d’une surface ridiculement petite – quelque chose de quasi carcéral, ramené à mon besoin d’espace – reçoit le soleil la plus grande partie de la matinée. Les fenêtres sont larges, la vue semble agréable.

La vue, pour ce que je peux en percevoir : des maisons, des toits – quantité de toits, beaucoup plus que là d’où je viens – et du ciel, une infinité de ciel.

Dans ce ciel passent de rares oiseaux dont les chants parviennent jusqu’à l’appartement dès que les fenêtres sont ouvertes, en particulier le matin. C'est principalement par eux que j'ai compris où j'étais. Dans la journée, ils ne sont pas très actifs ou alors leurs paroles sont couvertes par les bruits de la ville. Un vacarme qui me renseigne, d’ailleurs, faute de la percevoir visuellement, sur la hauteur à laquelle nous nous situons. Ça semble faire une belle chute d’une vingtaine de mètres. Autant vous dire que je ne me hasarde pas sur les rebords, pourtant suffisamment larges pour qu’on y installe une chaise. Je me demande d’ailleurs pourquoi elle n’en profite pas. Un appartement à cinq terrasses, ça ne semble pas être si courant.

Seulement moi, ici, je m’ennuie profondément.

La bouffe à heures fixes (sauf quand elle oublie), les W.C. briqués tous les jours, la toilette et le brossage minutieux (cent coups de brosse dans chaque sens), c'est OK. Mais pas moyen de se servir dans un placard : tout de suite, c'est cris et claquements de porte ! Pas question non plus de m'approprier la table : là encore, protestations et gestes menaçants. Quant à une pile de linge tout chaud sortant du repassage... Même pas en rêve. C'est bien simple : ici il n'y a moyen de RIEN faire.

Un bon point pour la musique, généralement excellente. Lorsqu’elle s’absente, il arrive qu'elle me laisse allumé le truc appelé radio et qui dit à intervalles réguliers : "France Musique". J'apprécie et précise ici que ma préférence va très nettement à l'instrument appelé piano.

Parfois des visites, qui se montrent plus câlin-e-s que la taulière. Je joue à fond de ce rapport particulier lié à la différence de taille et au besoin qu’ils ont de se sentir aimés par plus petit qu'eux. C’est un tableau sur lequel je gagne à tous les coups.

J’avale bien quelques couleuvres, comme lorsqu’elle m’appelle du nom de celle qui a vécu avec elle longtemps avant moi, et qu’elle n’a visiblement pas oubliée. Le coup de la veuve et du portrait du défunt sur la table de nuit. J'aurai tout connu...

Ou quand elle prétend jouer et surtout, m’entraîner dans le jeu. Je ne tombe pas de la dernière averse, tout de même.

Maintenant, vous vous demandez sans doute comment quelqu’un qui ne dispose pas du langage peut prétendre à l’écriture ?

Il est temps de vous affranchir, alors. Si vous avez déjà entendu parler du stream of consciousness, du flux de conscience des auteurs américains du XXe siècle, vous allez mieux comprendre.

En fait, le flux de conscience constitue notre capacité première et essentielle au sens le plus strict du terme. Et ce n’est pas tout.

Nous avons, et c’est là un rare privilège, toutes facilités pour nous glisser dans le flux de conscience d’un-e autre, nous y laisser porter et participer activement à son expression.

Incroyable ? Eh bien, il va falloir vous y habituer et nous regarder autrement, maintenant.

Nous sommes imbattables à la course départ arrêté, en particulier lorsqu'apparaît la créature appelée chien, sauf s'il s'agit d'un ami bien entendu.

Notre cœur émet 140 pulsations par minute au repos, notre température corporelle est d’environ 38 degrés Celsius. Nous pouvons faire jusqu’à dix repas par jour mais en quantité frugale.

Nous aimons jouer avec notre queue, tourner en rond comme des toupies folles en essayant de la saisir – alors que nous savons pertinemment que cet appendice tourne à la même vitesse que nous, et que nous n’avons donc aucune chance de le rattraper à la course.

J’ai parlé plus haut des questions de conscience et de notre facilité à nous introduire dans celle d’autrui.

Nous savons aussi voir l’invisible, entendre l’inaudible et lorsqu’une créature de ces mondes-là traverse une pièce, nous pouvons la suivre des yeux et dialoguer silencieusement avec elle, au grand dam de l’être appelé humain qui, lui, est excessivement limité en terme de capacités extra-sensorielles. Et pas que…

Nous sommes LES CHATS.

Et j’en suis une représentante âgée de onze ans ou, pour me faire mieux comprendre de la gent humaine, j’aborde mon soixante-septième printemps.

Je suis en bonne santé, bien qu’on m’ait amenée ici comme dans une sorte de maison de retraite pour chats, au motif que là d’où je viens, d’incessants conflits de territoire avec deux autres félins m’avaient stressée au point que je m’étais une fois enfuie pendant plusieurs semaines et que j’étais peut-être malheureuse. Ce n’était pas faux.

Mais est-on malheureux à cent pour cent et vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?

Alors bien sûr, ici je jouis de toute la tranquillité voulue et je bénéficie d’un logis douillet et chaud. Autant pour l’hiver que j’ai passé dans la grange voisine de la maison, un sacré hôtel des courants d'air !

Mais trop de choses me manquent.

Les promenades au jardin et dans la forêt contiguë, aucune clôture ne séparant l’une de l’autre, promenades de plusieurs centaines de mètres que je faisais chaque jour à ma guise.

La possibilité de passer la nuit dehors, de chasser les petits rongeurs ou les volatiles divers. Les odeurs, textures et goûts des végétaux (ici, un malheureux plant de tomate en pot !).

Et surtout, l’amitié avec un chien d’exception. Ma'iitsoh, mon cher compagnon, j’ai beau miauler ton nom très souvent, jamais tu n’apparais… Je sais que tu prends le soleil là-bas sur la pierre du seuil à l’heure où je gratte inutilement ici dans un récipient de plastique contenant la chose appelée litière végétale.

J’entends parfois comme en rêve ta respiration sur le canapé du petit salon, et d’après celle qui est ici, il m’arrive de faire, en dormant, les mêmes bruits que toi, des bruits canins : soupirs, grondements et sursauts. Une réminiscence du temps où nous faisions la sieste ensemble.

Voilà ce que je voulais écrire, raison pour laquelle je me suis glissée dans la conscience de la maîtresse de maison qui s’imagine, en ce moment, composer à mon propos une histoire à sa guise.

Si elle me regardait, elle me verrait sourire.

En se référant au nombre de mes heures de sommeil, j'aurais pu signer Anthropomorphée, mais je préfère utiliser mon petit nom, celui qui m’a été donné par la première humaine qui m’ait adoptée, voici onze ans, après m’avoir décrochée d’un arbre trop haut dans lequel je m’étais égarée (je n’avais que quelques mois !). Elle ne savait pas d'où je venais, moi non plus.

Pitou