La Taulière a failli en avaler son ticket de TER de la semaine dernière, qu'elle avait malencontreusement laissé traîner sur sa table de travail.

Eh ben voilà... Après la mise à mort de La Poste, de France Télécom, d'Air France, d'Electricité et de Gaz de France, écoutez plutôt sonner le glas pour la SNCF :

« L’ouverture progressive du marché devrait améliorer les performances des services ferroviaires », s’est félicitée Violeta Bulc, la commissaire européenne aux transports, dans un communiqué publié mercredi.

« Les entreprises historiques du secteur devront être plus compétitives pour faire face à la concurrence des nouveaux arrivants », a par ailleurs commenté la Commission de Bruxelles dans une note. « La fin des monopoles et l’introduction des marchés publics encourageront les opérateurs à mieux répondre aux besoins de la clientèle et à améliorer la qualité de leurs services et le rapport coût-efficacité de ces derniers » Lemonde.fr, op.cit.

Non mais dites-donc, cette commissaire européenne, elle ne dégueule pas un peu les couleuvres en parlant, la bonne dame ? Améliorer les performances... Comme en Grande-Bretagne ? Mieux répondre aux besoins de la clientèle, comme chez Ryan Air ? Le rapport coût-efficacité pour le bien-être des salariés ?

Je vous le dis, ce n'est pas rien dans une vie, d'avoir assisté, en une vingtaine d'années, au dézingage de toutes les entreprises nationales de service public.

Oui oui, je sais, c'est très démodé, cette nostalgie. Je voudrais simplement rappeler, ou témoigner ici pour les trop-jeunes-pour-avoir-connu, d'un monde où tout ne marchait pas comme sur des roulettes, loin s'en faut : à La Poste on faisait la queue comme dans le sketch idiot de Dany Boone, à la SNCF les jours de grève c'était zéro train mais vraiment zéro, à Gaz de France fallait attendre deux heures pour obtenir quelqu'un au téléphone et pour avoir un téléphone c'était deux mois (d'attente). Non, j'exagère, dans les derniers temps ça se réduisait à une ou deux semaines. Mais tout était au service du public pour des prix défiant, c'est le cas de le dire, toute concurrence.

Et on a oublié que ça ne coûtait pas cher du tout. Je prends juste un exemple modeste : quand on se félicite aujourd'hui de son abonnement internet haut débit tout compris à 30 ou 40 euros, on a oublié qu'en 2000 quand on avait 140 francs de téléphone, ou même 200, on gueulait parce que c'était trop cher. Et c'était une facture pour deux mois de consommation et d'abonnement !!! C'est-à-dire10 à 15 euros par mois. Ah, y avait pas internet. C'est sûr qu'on a beaucoup gagné, d'ailleurs, voyez : je suis en direct avec vous, hic et nunc. Je me suis rendue indispensable à votre vie. C'est beau. Mais si le Grand Bug survient - ou quand il surviendra, tout cela sera réduit en poussière d'étoiles... Pas d'archives, pas de mémoire...

On a oublié les petits abonnements Wanadoo à 5 euros des années 2000 où, avec une heure ou deux d'internet, on ne se croyait pas obligé d'y passer sa vie. Que celui qui ne perd pas - au moins ! - trois heures par jour devant son écran (oui, oui, comptez bien tout : les temps chez vous, ceux sur votre smartphone et ceux que vous piratez à votre employeur), me jette la première contradiction.

On a oublié : la lettre à 30 centimes, les trains qui partaient et arrivaient à l'heure, les brigades de remplacement et d'astreinte qui pouvaient prendre un poste à la demande... Maintenant, on vous annonce très ordinairement en gare que, « en raison de l'absence inopinée d'un agent, le train TER numéro tant est supprimé ». Véridique ! Entendu récemment, 300 voyageurs plantés à quai un matin de boulot, et une annonce qui démontre la volonté manifeste de pointer la responsabilité de l'agent absent, qui n'a visiblement pas le droit de se réveiller malade. Cafté par un haut-parleur. L'étape suivante, c'est de donner son nom et son adresse.

On a oublié le "13" des dérangements téléphoniques ! On n'était pas bien reçu tout le temps, mais dépanné, oui. Aujourd'hui, un opérateur post-pubère qui récite un manuel de procédure dans un centre d'appel anonyme, vous convainc que votre question est sans objet et vous laisse vous débrouiller avec votre petit emmerdement multimédia... et le "14" gratuit des renseignements. Le monde sans numéros surtaxés !

On a oublié que le gars qui relevait les compteurs de gaz (oui bon d'accord, Linky c'est l'électricité), ah ben oui c'était pas un boulot très enthousiasmant mais d'abord il ne faisait pas que ça, et en plus il avait un boulot et un salaire. Aujourd'hui, Linky vous en met plein la tronche d'ondes Wi-Fi et si ça se met à décoconner dans le machin, qui s'en rendra compte ? Et je passe pudiquement sous silence la possibilité de glisser une pelloche photo dans le compteur pour économiser quelques francs... Vas-y pour freiner un Linky maintenant, faudrait lui tirer dessus pour l'arrêter !

On a même oublié le gars de France Télécom avec sa camionnette bleue, qui arrivait avec un téléphone neuf dans une boîte, car oui, l'appareil était fourni. Et vous l'installait, perceuse et tout, mettait la prise. Certes, il avait le fil à la patte, le téléphone. Un putain de fil qui s'entortillait, c'était crispant.

Mais est-il vraiment important de pouvoir téléphoner aux toilettes ou devant l'évier ou dans son jardin ? Le branchement non loin d'un fauteuil ou du canapé ne permettait-il pas comme aujourd'hui de prendre ses aises pour discuter avec sa frangine (je dis ça parce que dans notre famille, ça se solde par des téléphonages, comme aurait dit Proust, de deux heures) ? Et puis, ce téléphone : ne vous envoyait pas des ondes Wi-Fi plein la tronche (et de 2) ; offrait une qualité de son extraordinaire, qu'on a totalement passée aux oubliettes, c'est dire...

Bah, on s'est accoutumé à des appareils téléphoniques dont la batterie lâche au bout de deux ans, dont le son métallique s'altère rapidement quand il ne se réduit pas à des borborygmes lorsque le locuteur s'éloigne de la base de l'appareil, et surtout, des objets qu'on achète, qu'on jette, qu'on rachète...

Alors il faut bien admettre qu'une compagnie de chemin de fer nationale, ça faisait un peu tache dans ce tableau post-moderne du libéralisme triomphant. Après avoir vilipendé la SNCF de bien sale façon pendant une grosse décennie, la presse va pouvoir maintenant se gorger d'accidents ferroviaires horribles et répétés, de plans sociaux massifs, de trains supprimés sans préavis (c'est déjà le cas aujourd'hui), de lignes à grande vitesse que la plupart des citoyens ne pourront pas se payer et, pour les faits divers, d'autocars conduits sur les lignes régionales par des mecs sans formation, sans conscience ou complètement nazes avec déjà 8 heures de conduite dans les pattes, ou bourrés, ou sous coke (ou tout ça à la fois, pourquoi mégoter), qui nous emmèneront joyeusement au ravin à 137 km/h, ou faire bisou au camion d'en face, au lieu qu'on pensait se rendre en visite chez la cousine de Saint-Chamond.

Pendant ce temps, les emprises des gares locales seront condamnées à la désertification, on en gardera peut-être une ou deux, pour visiter pendant les journées du patrimoine.

Tiens, ce ticket, je vais le garder, ainsi que les prochains. Je pourrai peut-être réaliser un tableau furieusement post-moderne en collant tous ces tickets côte à côte jusqu'au dernier, le dernier train SNCF... J'imagine... La cérémonie d'adieu, la petite rame bleue qui s'éloigne vers le dépôt, les agents en uniforme, l'oeil humide, la rage au coeur, qui demain vont enfiler un autre uniforme, avec un nom différent. Et puis un autre encore... Au rythme des rachats d'entreprises, des concentrations, des compressions... Et tous les savoir-faire qui vont se perdre, toute la conscience de ces fonctionnaires qu'on n'a pas cessé de vilipender, alors qu'ils faisaient marcher le pays nom de dieu.

Temps de voir ou revoir le film de Ken Loach The Navigators (2001) ou au moins sa bande-annonce.

C'est pas grand chose, un p'tit ticket en carton. Il me fait de l'oeil, là, sur la table. Non, je ne vais pas l'avaler tout de suite.