Station "Peuple Libération", samedi matin, 11 heures.

Femme quarantaine, calme visage encadré d'un foulard fleuri. Manteau, écharpe.

Sur ses genoux : fillette 3 ou 4 ans, bouille rigolote, beaux cheveux noirs frisés et tirés, raie au milieu, nette, deux couettes (qu'on appelait dans notre village d'enfance : cadinettes) perchées au-dessus des oreilles, doudoune, bottes fourrées.

Siège d'en face : garçon, 5-6 ans, anorak, jogging bleu vif, baskets, visage rieur, malin, animé.

Entre leurs genoux, un chariot de courses, plein.

Femme ne parle pas, ne regarde pas ses enfants. Visage tourné vers la vitre, regarde (?) dehors, air lointain. Partie où, perdue dans quoi ?

Garçon joue avec deux minuscules figurines non identifiables : une partie bleu turquoise, une partie blanche (mais ce ne sont pas des schtroumpfs).

- Paw, paw, trrrrrrrrrrrrrr tacatacatacatacata faut TOUS les tuer !! Tous !

Lutte sauvage entre figurines, celle de la main droite et celle de la main gauche, qui se foutent des coups de boule à fracasser les crânes. Elles sont aussi projetées violemment et spasmodiquement contre le dossier du siège, au risque de percer le tissu.

- Paw, ssssshhhhhhh, ssssssshhhhh, tiens ! Prends ça ! Et tiens !... Encore ! trrrrrrrrrrrrrrrrrr tacatacatacatacata', tagn', tagn, brrrrrrr...'

Garçon s'agite sur son siège au fil de sa guerre, dont les bruits, étonnamment vraisemblables, proviennent directement d'un dessin animé ou film pour adultes. On pense puis on éloigne la pensée rapidement : et s'ils étaient imités du réel, si cet enfant avait connu... ?

Fillette veut entrer dans le jeu :

- On monterait dans un taxi... Hein ? On monte dans le taxi...? Ton calme, rêveur. Elocution nette, mots détachés lentement : on mon-te-rait-dans-le-ta-xi...

Garçon ne répond pas à sa soeur, continue ses bruits de guerre mais un ton en dessous, comme si la nuit tombait, ou la pluie, ou quelque phénomène météorologique de nature à imposer silence aux combats, ou comme si la possibilité de monter dans un taxi venait apaiser cette violence. Fin du jour, une trêve, un taxi qui s'approche.

Impossible de ne pas visualiser un taxi poussiéreux sur une route de Syrie. Nourriture médiatique de l'imaginaire qui construit une (fausse ?) histoire de cette famille.

- Hein, on-ser-rait dans-le-t-ta-xi...

Petite fille, malgré son plus jeune âge et sa lenteur, parle beaucoup mieux que garçonnet. Forme une phrase, utilise des mots et non des onomatopées entrecoupées d'interjections haineuses.

On pense, on s'interdit de penser : elle s'en tirera, pas lui. Eternelle histoire des enfants venus de l'immigration, les filles qui visent le haut, jouent le jeu, en veulent. Les garçons se contentent d'être, à quelques exceptions près, le chéri de leur maman qui leur dit vingt fois par jour qu'ils sont des princes, des rois.

Réminiscences professionnelles, observations anecdotiques, pas de fatalité, pas penser en termes de fatalité. Faire confiance. Vieux clichés.

Garçon a épuisé sa vindicte guerrière. Un peu pensif lui aussi, s'interroge à voix haute : "bleu".

- Bleu... Bleu... Maman, c'est quoi la France ? Bleu d'abord ? Et après ? Blanc ?

Mère ne répond pas. Visage fermé, toujours tourné vers la vitre, perdue dans quelles pensées ?

- Hein maman, la France, c'est d'abord le bleu ?

Nulle réponse à ses interrogations sur le drapeau français, il renonce.

Forte tentation de le renseigner : d'abord le bleu, puis le blanc, puis le rouge. Expliquer la symbolique des couleurs. Se souvenir que l'explication classique (la Révolution française et au milieu le blanc monarchique, encadré) serait fausse, ou incomplète, ledit drapeau provenant des Etats-Unis, pays tout neuf sur lequel avait galopé La Fayette nous voilà, drapeau américain lui-même inspiré des Anglais. Rapide incursion sur la toile pour comprendre ces toiles, aucune explication n'étant suffisante ni convaincante, toutes se contredisant à l'envi. Démonstration, s'il en fallait une, de l'inanité des drapeaux.

Mère ne répond pas.

Explications gardées par devers moi pour ne pas donner d'importance à ce fichu drapeau, ce vieux bout de chiffon brandi par les hommes qui font la guerre, patriotardise, sang, sang, paw, paw, sssshhhh...

Station "Bourse du Travail", je descends, un peu embêtée de n'avoir pas nourri la curiosité du petit garçon, mais déterminée à ne pas lui parler de bleu, blanc, rouge, qu'il se débrouille avec ça, comme chacun-e de nous.

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A la relecture : non, les enfants ne sont pas "venus de l'immigration" ! Ils sont venus de leurs parents, ils sont venus d'un pays. L'immigration n'est pas un pays, c'est une antienne de la presse et des politiciens réunis, idiote ! Et te voilà qui répète les mots galvaudés des discours dominants...