PRELUDE

Ce matin je regardais le grand pré triangulaire qui doit se trouver, selon mes estimations, du côté de la route de Salvaris, c'est-à-dire un peu plus haut que le Guizay, c'est-à-dire encore vers 1100 mètres d'altitude et à quelques dix bornes de chez moi, au sud-est. Ce pré est blanc, et c'est mon repère météorologique préféré, qui se situe en droite ligne de ma fenêtre à hauteur des yeux, immanquable.

Dès que les frimas s'installent, ce champ blanchit le premier et reverdit le dernier, parfois plus tard qu'avril. En réalité, il s'agit plutôt d'une combe orientée au Nord. Elle fait face à une éminence forestière qui lui cache le soleil une bonne partie de la journée. Un sacré couloir à vent et un bon messager d'avant-premières neigeuses.

Le champ était donc blanc ce matin, le reste du paysage imperturbablement vert acide, de ce merveilleux vert printanier qui salue l'explosion de mille tendres petites feuilles nouvelles, haies fleuries encadrant les pâtures, légères forêts montant à l'assaut des pentes couronnées par les résineux vert sombre, le tout lavé et relavé par de froides pluies de giboulées. Plus tard le champ a perdu sa mince couche de glacis, la semaine s'annonçant plus tiède, mais ce soir, de nouveau : blanc.

Béni soit ce pays collinaire où prolifèrent encore les feuillus, même si nous avons eu quelques 2 degrés cette nuit et à peine 10 en journée.

« FUMIERS ! »

Hier avec trois copines nous sommes allées voir « Fumiers ! », pièce tirée d'un épisode de la célèbre série documentaire belge "Strip-Tease", mise en scène par Thomas Blanchard. « Fumiers ! » montre une agricultrice enragée, Nicole, aux prises avec ses voisins parisiens sur fond de conflit de bornage et de tas de fumier baladeur. Ce spectacle parcourt, semble-t-il, la France et se trouvait de passage à Saint-Etienne.

Par parenthèse, la politique culturelle de la ville gérée par un maire amoureux de son gros commerce, de ses parkings et de la promotion immobilière effrénée qui commence à ronger la cité, la politique culturelle se résume à l'achat de spectacles "clés en mains" au détriment d'une création moribonde. Pour qui a connu les saisons de la Comédie (scène nationale tout de même) dirigées par Daniel Benoin dans les années 2000, pour ne citer que lui, c'est un constat cruel.

A l'issue du spectacle on a exprimé nos réserves dans un mode consensuel tout en attendant vainement, sous le mince et illusoire abri des portes de la Com', que cesse une drache durement drossée contre les vitres. Le théâtre était maintenant fermé, il fallut bien s'élancer sous les trombes.

Mais pour ce qui est de "Fumiers !", non, avec le recul, je n'ai plus envie d'être consensuelle.

Mise en scène convenue souffrant de la répétition de vieux trucs déjà trop vus : arrivée des acteurs par la salle, tentative (ratée) d'interaction avec le public... Dialogues pauvres qui s'étirent à n'en plus finir, les interjections tenant lieu de phrases, acteurs qui surjouent aux limites du supportable, n'ont que deux registres : le hurlement assourdissant ou l'aparté inaudible, et cabotinent en rond. Une pièce caricaturale, bavarde et contestable dans son propos.

On imagine ce que la talentueuse équipe de Strip-Tease avait dû réaliser sur ce fait divers clochemerlesque. Thomas Blanchard en a tiré une grosse artillerie qui joue constamment sur le paroxysme (ça fatigue à la longue) et sur des portraits chargés à ras bord : la paysanne est aux limites de l'arriération et patauge dans un tel mépris de l'hygiène élémentaire que, si j'étais paysanne aujourd'hui, je crierais à la diffamation, et Parisiens tellement cons que ça doit être une vengeance personnelle de l'auteur, c'est pas possible autrement.

Que sauver de ce spectacle ? Une bande son étrange et plutôt réussie, une actrice qui fait un quasi sans-faute en campant une Nicole pittoresque et qui "en a" ; la trouvaille intéressante de cet énorme et central tas de fumier (factice heureusement) en milieu de scène, qui est tout à la fois le personnage principal, le lieu où s'écoulent non seulement les jus excrémentiels mais les paroles, les excès, les passions, et même un placenta de vache élégamment balancé et trimballé (factice lui aussi). Lieu des chutes, trône sur lequel "la Nicole" lit son journal, le tas de fumier figure aussi, de manière assez astucieuse, une porte de sortie et d'entrée pour les acteurs en distribuant, derrière ses flancs instables, les côtés cour et jardin.

Pour en finir je voudrais revenir sur le clin d'oeil inconséquent de Blanchard en direction de la Confédération Paysanne censée, d'après ce qui nous est raconté, être présente dans une manif qui apporte son soutien à la rurale contre les Parigots. Il nous étonnerait beaucoup que la Conféd', dont les combats sont plutôt orientés vers les abus des gouvernements, des lobbys et de l'agriculture industrielle (en ce moment par exemple : loi "travail", guerre des pesticides, toujours, OGM, etc.), aille perdre son temps sur un conflit privé. Il nous étonnerait beaucoup que des mecs qui acceptent d'aller en taule pour dénoncer la concentrationnaire ferme dite "des 1000 vaches" (cf. Laurent Pinatel et ses amis), perdent leur temps pour un tas de fumier sur un terrain privé. Le fumier, ils ont plutôt tendance à aller le déposer devant les préfectures, ce pourquoi nous leur redisons ici notre très ferme soutien.

LA BELLE SCENE ARABE

Vivent les Libanais de Mashrou3 Leila (ou Mashrou' Leila), empêchés de jouer à Amman ! Censuré par les autorités jordaniennes « sur fond d'accusations de satanisme et d'homosexualité du chanteur », ce groupe de pop « ne fait pourtant de mal à personne » comme aurait dit ce bon Georges.

Bien fait pour les bigots du gouvernement, il n'en fallait pas plus pour que la musique de Mashrou3 Leila parcoure la planète à la vitesse du web-éclair, hi hi !

Un aperçu ?

Ici un concert de 2012 et, ma foi, ça s'écoute pas mal du tout. Intéressante version libanaise de "Ne me quitte pas".

Censeurs, votre ridicule n'a d'égale que la toxicité de vos pensées qui, soyons-en sûr-e-s, sont d'une totale lubricité sous vos tristes costards. Votre hypocrisie ne trompe personne : après avoir évalué la pression médiatique autour de votre interdiction, vous avez autorisé finalement le concert, mais juste trop tard pour qu'il puisse se tenir. C'est bas.

PLUIE DE LECTURES

On s'était promis (mais ça n'engageait que celle qui le croyait) de rédiger de nombreuses notes de lecture. Les lectures ont eu lieu, les notes n'ont pas vu le jour. La mémoire de la Taulière étant ce qu'elle est (c'est-à-dire un tableau effacé et nettoyé fréquemment, un tamis à gros trous, un lac sans fond), ne surnagent que quelques-uns des bouquins lus parfois trop vite, dans une boulimie de lecture inversement proportionnelle à sa capacité à s'occuper de ses autres affaires.

Seront sauvés de ce naufrage :

- Lumineux rentre chez lui, étonnant petit bouquin de l'increvable André Dhôtel, l'Ardennais à la plume claire, chez Phébus Libretto qui a eu la bonne idée de faire ressurgir les oeuvres de ce romancier du XXe siècle injustement oublié. Etonnant de post-modernisme, étonnant de poésie loufoque, digne de Queneau et consorts, aux franges du surréalisme, ce "Lumineux", Bertrand Lumin, est un escogriffe qui se balade dans sa vie en la rêvant, plus ou moins, en prenant ce qui passe et qui repasse par ses mains sans rien en retenir qu'un sable littéraire irisé... Tour à tour clochard, vendeur en librairie, fugace millionnaire puis de nouveau rendu en haillons sur les chemins, Lumineux porte bien son nom : la lumière le traverse sans rien révéler de son énigme. A lire absolument !

- La Cache de Christophe Boltanski est un livre bouleversant. En le commençant, je craignais de m'immerger dans une hagiographie de la dynastie : tant de célébrités réunies au sein d'un même clan... Presque trop : le grand-père, professeur de médecine ; la grand-mère, personnage central physiquement empêchée mais un esprit d'une force rare. Le père de l'auteur, Luc Boltanski, sociologue ; les oncles, Jean-Elie le linguiste et le plasticien, peintre (Christian), l'auteur enfin, journaliste et écrivain... Ouf !

Eh bien, pas du tout. La Cache est d'abord l'histoire de cette cache, justement, ou l'histoire d'un homme terré. On voit poindre l'ombre nazie qui plane sur cette famille, et c'est l'histoire toujours recommencée pour notre plus grande honte nationale, de ces gens traqués, obligés de disparaître du monde pour ne pas disparaître en fumée. La Cache est aussi l'histoire d'enfants vivant dans un cercle fermé où se développent, tenaces liserons autour des névroses attendues, d'exceptionnels destins artistiques ou intellectuels.

Sobriété, efficacité : la langue de Christophe Boltanski est limpide, précise. Elle colle à ce climat en apparence dépourvu d'affects (une autre cache), à la discrétion maladive des membres de cette étrange tribu.

Christophe Boltanski nous a fait un chouette cadeau en nous dévoilant l'histoire de son extra-ordinaire famille, en partageant avec nous son intimité dans un registre respectueux, délicat, et sans indulgence.

Il y a fort à parier que La Cache fera partie de mes cinq lectures signifiantes de l'année.

- Ne deviens jamais pauvre ! de Daniel Friedman, Sonatine Editions, 2015 - Traduction de l'anglais (américain) : Charles Recoursé

« - Vous êtes un crétin, Greenfield.
- La dernière fois, j'étais un connard.
- Vous êtes un connard et un crétin. En fait, vous êtes la bande de chair grasse et ridée entre les couilles et le trou de balle. Vous êtes ni l'un ni l'autre, vous êtes le truc moche entre les deux.
- Une opinion que j'apprécie à sa juste valeur.
- Je vous dis ça, c'est pour votre édification personnelle. »

« La partie de mon cerveau qui souffrait de démence et croyait que j'étais encore flic hurlait à l'intérieur de mon crâne ; elle me disait que je pouvais le péter en deux de six manières différentes avec mes seules mains nues. C'était un mensonge. Mes mains ne pouvaient plus péter grand-chose à présent. Je pouvais péter un coup, éventuellement, mais c'était tout. »

Ces deux citations résument deux des aspects de la personnalité dont il s'agit ici : Baruch "Buck" Schatz, flic à Memphis jusqu'à sa retraite et, au moment où le livre commence, retraité de 88 piges avec déambulateur, anti-coagulants, début d'Alzheimer. Affreusement raciste, misanthrope d'une manière générale et juif non casher, le personnage de Buck Schatz ne sait qu'inventer pour se faire haïr, mais il ne parvient pas à raccrocher le .357 Magnum et n'hésite pas à s'emmêler les roues du déambulateur pour terminer en 2009 un boulot commencé en 1965 : l'arrestation d'Elie, dit "Le Dibbouk", criminel sans limites pour un flic sans limites. Ce duel à mort ne se terminera pas sans que, pour faire l'omelette de l'enquête, Buck Schatz ne casse quelques oeufs, comme il aime à le dire.

Traduction nerveuse et souvent impeccable de Charles Recoursé, polluée par d'inexplicables coquilles dont on se demande si elles ne seraient pas carrément le fait de l'imprimeur. Intrigue complexe, sous-tendue par des interprétations talmudiques entre juifs fréquentant la synagogue et francs-tireurs non pratiquants, portrait sans complaisance de la police corrompue et même criminelle, elle aussi, de Memphis, sur fond d'émeutes sociales et raciales : un melting-pot totalement réussi.

Hélas, encore un titre traduit n'importe comment. "Don't ever look back !" ("Ne te retourne jamais", tout simplement) fait sans équivoque possible allusion au châtiment divin qui s'abat, dans la Genèse, sur Sodome et Gomorrhe. Le texte est commenté tout au long du livre et le titre vise évidemment le moment où la femme de Loth, fuyant la pluie de feu, se retourne malgré l'interdiction et se trouve illico changée en statue de sel. Pour cette raison, il aurait été honnête de traduire ce titre simplement par ce qu'il signifie littéralement. Le titre français (pas très heureux et sans cohérence avec le contenu) ne fait que se conformer à un parti pris de l'éditeur parisien qui a publié le précédent ouvrage de Friedman : "Ne deviens jamais vieux !" ("Don't ever get old") et semble parier sur une série.

Quoi qu'il en soit, le personnage haïssable de Buck Schatz ne fait que conquérir la sympathie tout au long du bouquin, ce qui n'est pas une mince performance. Parce que, pour se faire détester, il ne ménage vraiment aucun effort.

Ainsi Friedman réussit-il avec brio, au prétexte de cette enquête tragi-comique menée par un quasi nonagénaire assez esquinté, à entremêler une efficace intrigue policière classique construite sur un flash-back très maîtrisé (trop parfois, le mouvement de balancier entre 1965 et le présent un peu trop régulier) avec un propos philosophique et religieux sur la communauté juive locale dont certains membres sont revenus de l'Holocauste mais évidemment pas intacts, c'est le moins qu'on puisse dire. Pas seulement sur les plans physique et psychologique, mais sur un plan moral, ce qui est plus rare en littérature. Enfin, c'est une ode à l'implacable vieillissement aux frontières de la dépendance. Terrifiant et jouissif !

« Les représentations du grand âge dans la culture populaire ne semblent jamais rendre compte du prix de la longévité, du fardeau psychologique que l'on porte quand on enterre tout le monde, de l'impression d'être emprisonné dans un corps de plus en plus faible, des contraintes que fait peser une santé défaillante sur l'intimité et la dignité, ni de la certitude que les choses seraient très probablement pires demain qu'elles ne le sont aujourd'hui. » (Note de l'auteur à la fin du livre). Eh bien voici donc l'auteur qui a réparé cette omertà.

L'INFOBESITE sur France Culture

Réconfortante discussion opposant information et savoir (je vous la fais courte mais vous pouvez écouter cette heure de frictions d'intelligences, ça ne fait pas de mal).

Bernard Stiegler : « (...) Le savoir ce n'est pas ce qui se trouve dans le cerveau, contrairement à ce que le neurocentrisme courant aujourd'hui nous donne à croire. Le savoir il est dans les livres, il est dans les radios, il est dans les bibliothèques, il est dans les musées, il est dans les objets, dans les architectures et à partir de là il faut repenser le savoir comme étant quelque chose qui ne se produit pas dans les neurones mais qui se produit entre les cerveaux qui sont reliés entre eux par des organes artificiels (...) » - Stiegler donne ici une série d'exemples qui vont de l'écriture cunéiforme au web.

Réconfortant point de vue, d'autant plus que Bernard Stiegler fait amende honorable pour avoir, comme ses confrères, plongé sur les "MOOC", ces machins furieusement tendance. Or, dit-il, on a imité bêtement les Américains, on n'a pas analysé. Tiens donc... Ca fait tout de même une paire de fois qu'on imite bêtement les Amerlocks, faudrait peut-être qu'on s'achète quelques usines à penser par nous-mêmes.

La Taulière note au passage que Stiegler, consciemment ou non, a omis dans son énumération, pourtant fort longue, le paysage. C'est très symptomatique, ça. Le paysage en tant que lieu et vecteur de savoir n'est presque jamais "lu", ni pensé, ni cité comme tel.

Pourtant, quel savoir ne s'offre pas à nos yeux en même temps qu'un ensemble de pâtures, forêts, pinèdes, jardins, alternances de cultures, jachères, et autres hortillonnages, marais salants, rivières canalisées... Si contestables que puissent nous apparaître aujourd'hui les décisions paysagères d'hier, c'est bien d'un savoir qu'elles résultent. Comme tel, il devient obsolète et s'enrichit ou se remplace par un savoir plus récent, plus fin, mais toujours porteur de l'histoire d'un pays.

Mais Stiegler est évidemment un philosophe urbain et ses préoccupations d'aujourd'hui (les technologies, le numérique) sont dignes d'intérêt. On ne peut pas s'intéresser à tout !

La Taulière présente ses excuses pour cette logorrhée. Ca la prend parfois...