S'il fallait créer dans ce blog une rubrique "violences policières", elle ne manquerait pas de feuillets. S'il fallait créer dans cette rubrique un onglet "victimes noires, policiers blancs", l'actu américaine suffirait à saturer l'espace.

La photo parue aujourd'hui dans le Figaro en ligne (1) est insoutenable : Edward Nero, un des six policiers impliqués dans la mort du suspect Freddie Gray, sort du tribunal, lavé de tout soupçon, escorté en protection rapprochée par au moins trois officiers noirs portant la mention "Sheriff" sur leur gilet pare-balles, sa petite gueule satisfaite de blanc-bec bas du front au premier plan. Oui, je fais du délit de faciès et je l'assume. Oui, il me semble lire dans le regard pas particulièrement intelligent de l'officier de police Nero, qu'il avait la tranquille certitude d'être relaxé.

A porter au crédit du Figaro, ce cliché ainsi que le fac-similé de la déclaration, empreinte de dignité et d'amertume, de Stephanie Rawlings-Blake, maire démocrate (et noire, je le précise, chose que je ne fais ordinairement jamais, mais qui me semble importante ici pour des raisons faciles à comprendre), déclaration que je traduis ci-après (approx) :

« Aujourd'hui le Juge Barry a innocenté l'officier Edward Nero de toutes les charges criminelles retenues contre lui.
Tel est notre système américain de justice et les officiers de police doivent bénéficier du même système de justice que n'importe quel citoyen de la ville, de l'état ou du pays.
Maintenant que le dossier judiciaire est refermé, l'officier Nero devra faire face à une enquête administrative du département de police.
Nous demandons une nouvelle fois aux citoyens d'être patients et de laisser l'ensemble du processus aller à son terme.
Dans le cas d'un quelconque désordre dans la cité, nous sommes préparés à y répondre.
Nous protégerons nos voisins, nos entreprises et les habitants de notre ville.
Stephanie Rawlings-Blake, maire. »

Le suspect Freddie Gray serait mort d'une "pression trop forte sur la nuque", sobre et clinique description, qui ne rend probablement pas compte du déchaînement de brutalité qui a dû se déployer contre lui (ils étaient six policiers).

Sa mort ainsi que la relaxe du policier impliqué dans celle-ci s'inscrivent dans une suite de nombreuses affaires similaires.

On ne compte plus le nombre de réponses, de répliques, empreintes de dignité et d'amertume, des Noir-e-s de ce pays (ici, la déclaration de Mme la Maire, mais aussi la présence active et protectrice auprès du policier blanc, des trois officiers noirs, qui ne se contentent pas de faire de la figuration) aux brutalités, violences, meurtres, sans compter les humiliations, dénis de justice, maintien dans le statut de citoyens de seconde zone et autres procédés scélérats qu'il serait trop long d'énumérer ici, de l'establishment blanc contre les citoyens afro-américains depuis leur mise en esclavage jusqu'aux deux poids, deux mesures, de la justice actuelle, en bref : être noir-e aux Etats-Unis (2).

Je ne perdrai pas de temps à gloser ici sur les parallèles qu'on pourrait faire avec la situation en France, dans notre relation au monde africain dans son ensemble - pour faire court. Je renvoie simplement, pour me limiter au seul chapitre des violences policières, au rapport de l'ACAT déjà chroniqué dans l'Appentis (billet 307 du 15 mars 2016). Il suffit de parcourir le résumé des cas analysés par l'ACAT, avec les noms et nationalité ou origine des victimes.

Garcia Marquez faisait dire à un de ses personnages, dans "Cent ans de solitude", que les morts mouraient deux fois : la première fois lorsqu'ils disparaissaient physiquement, la deuxième fois lorsque leur souvenir s'effaçait de la mémoire des vivants.

De combien de morts, alors, sont justiciables les victimes du racisme ordinaire et enraciné dans la culture blanche dominante ? Morts violentés, condamnés à une deuxième mort par la relaxe de leurs assassins, morts par la multiplicité de leurs noms qui s'empilent dans l'histoire, morts noyés sur les côtes des pays où ils cherchent malgré tout à aborder. Morts de la sinistre répétition des choses. Black lives matter... Vraiment ?

Femme blanche de plus de soixante ans, représentant mon appartenance et ma génération, j'aurais voulu vivre au moins quelques années sur une planète où nous aurions enfin pu relever la tête, nous qui ne sommes "que" les héritiers, nous qui à la fois récusons et devons porter, à notre corps défendant, cet obscène et suintant héritage. Nous à qui il revient, sans échappatoire possible, de l'assumer, de le penser, de le panser et si possible, si ce n'était une trop haute ambition, de le guérir.

J'aurais voulu pouvoir dire que justice a été faite des exactions de nos aïeux, jouir de la paix de l'esprit parce que nous connaîtrions enfin une société juste, que nous l'aurions accouchée, élevée, réussie. J'aurais voulu avoir la possibilité de lire l'effet, dans l'inconscient collectif et des victimes et des agresseurs, d'une véritable, définitive réparation assortie de la certitude que ceci ne se reproduirait plus, et pouvoir déposer cette certitude entre les mains de mes petits-enfants. Espoir pour tous les pays, pour le mien.

Au lieu de cela, deux mots : honte, tristesse.

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(1) Ce journal n'est pas en cause ici, il est cité parce que le cliché du photographe américain Patrick Semansky pour Associated Press est sur son site, et qu'il est parlant.

(2) On peut lire "Colère noire - Lettre à mon fils" de Ta-Nehisi Coates, préfacé par Alain Mabanckou.