Jeudi 26 mai, 10 h 30, Saint-Etienne se prépare à une manifestation au départ de ma gare préférée.

Emmenée par des percussions sonores et un air qui oscille entre la batucada et le tambour cérémoniel inca, la manif passe sous mes fenêtres en criant, en chantant, mais sans excès. Tout ça m'a l'air bien gentil, et peu nombreux. Et moi, maintenant, comme une vieille, je l'écoute passer.

La Taulière avait ce jour-là un rendez-vous impératif, éloigné de chez elle par 20 minutes de tram. Les trams ne circulaient pas. A Saint-Etienne, la "Grand'Rue" ou rue centrale, où courent les rails, est très facile à bloquer. En général, les manifs se posent au sud, vers la Bourse du Travail, ou plus au Nord, du côté de la Préfecture (récemment repeinte en joli polychrome bleu, rouge, noir par des jets d'oeufs farcis de glycéro). Sur moins d'un kilomètre, ça paralyse l'ensemble de la circulation tramière.

Les jours de manif, la ville est pleine de gens qui marchent d'un bon pas, sans râler. J'ai déjà écrit ici au sujet de l'adaptabilité tranquille des Stéphanois à toute situation et signalé combien ils sont, par ailleurs, de fiers marcheurs. La plupart de mes ami-e-s traversent la ville pedibus même sans y être obligé-e-s, au point que je planque honteusement mon abonnement annuel au plus profond de mon sac à main et ne prends le tram qu'aux heures vides, de peur d'y être vue.

Bref, ce jour-là, tout de même, le tram je ne pouvais pas l'éviter (il faut que je travaille encore un peu, question lévitation).

Une copine propose de m'emmener en voiture. A treize heures, j'entends passer les trams sous mes fenêtres et décline sa gentille proposition, au motif que "ça re-roule".

A quatorze heures, la Taulière se rend à son arrêt de tram et constate que ça "re-re-roule pas".

Elle avance jusqu'à la station Hôtel de Ville, où un contrôleur survolté de la STAS (1) dit aux voyageurs potentiels postés là : « Pas la peine d'attendre, y a pas de trams ! ».

- Et ça, qu'est-ce que c'est ? questionne la Taulière en montrant le T1 arrêté au carrefour, à cinquante mètres en amont.
- Eh ben ça circule pas, répète l'homme du moment.
- Et pourquoi, rétorqué-je, vu que la manif est terminée ?
- Pas du tout, répond-il avec l'aplomb des officiels chargés d'intox. Les manifestants sont toujours là.

Précisons que la Grand'Rue est toute droite. En se postant sur les rails du tram, on aperçoit celui-ci arrivant de plusieurs kilomètres (la Grand'Rue, de Bellevue à la Terrasse, parcourt quelque six kilomètres pratiquement en droite ligne).

La Taulière se déplace donc et ne voit qu'un détachement de CRS bouchant le passage au niveau de la Préfecture, justement.

De manifestants, à vue de nez, nada.

- Et où les voyez-vous ? insiste cette emmerdeuse de Taulière. Je ne vois ici que des flics.
- Ils sont au Palais de Justice, que répond le Stasiste. La police elle est là pour prévenir, du coup ils bloquent.

Le Palais, il est trois rues plus haut, à mi-colline, à une distance et à une altitude qui autoriseraient, à mon humble avis, de faire circuler les trams en bas tout à fait tranquillement avant que "les manifestants" ne redescendent. A l'aide d'un outil pratique appelé téléphone portable ou même talkie-walkie si on veut se la jouer un peu, ou même en allant y jeter un coup d'oeil à pied, il serait tout à fait loisible à un contrôleur de la STAS placé là-haut de prévenir son collègue d'en bas si d'aventure "les manifestants" décidaient de revenir par ici, lequel n'aurait qu'à communiquer avec les conducteurs qui, illico, stopperaient les machines. Mais entre temps, ils auraient tout de même pu transporter quelques centaines de voyageurs, ce qui, rappelons-le, est leur mission première.

D'autre part, je subodore que sur place il doit bien y avoir quelques uniformes pour réguler le truc et que, vu l'exiguïté de l'espace autour du Palais, il ne doit pas y avoir là-haut dix mille gugusses, plutôt une centaine.

- En bref, résume la Taulière pour cet uniforme parlant, ce sont les flics qui bloquent les trams, si j'ai bien compris.
- Z'avez qu'à aller leur dire, d'ailleurs ils sont là pour VOTRE SECURITE et si vous aviez vu la casse, dans tout Saint-Etienne..., balance le stasiste à bout d'arguments et à la cantonade, histoire de bien faire entendre à toutes les personnes présentes qu'il y a, en ce moment à Saint-Etienne, une guerre civile. Ayant dit, il se tire ailleurs.

Ben tiens, j'suis pas suicidaire, moi. Z'avez qu'à vous coordonner entre uniformes, c'est votre boulot. Ca je l'ai pas dit, il était déjà parti.

Bilan : vingt minutes à pied, un taxi, une navette surchargée qui n'est pas sans rappeler certain train à Givors, des pieds piétinés, des sacs écrasés, et pour finir un tram réduit pour couvrir les derniers kilomètres dans la zone où nul ne s'aviserait de venir manifester, parce qu'il ne s'y passe de toute façon jamais rien. En une heure je suis arrivée à destination, somme toute.

Au retour de son rendez-vous, sur une ligne de tram restaurée (enfin ! à 18 heures c'est pas dommage), la Taulière constate en effet "la casse dans tout Saint-Etienne" : une dizaine de tags plutôt gentils, sur les abribus, quelques vitrines de banques. Un ou deux potelets pliés, et encore : manif ou chauffards antérieurs ?

De la peinture, donc. Je vous l'annonce : la peinture peut briser un bâtiment. Soyez prudents, si vous repeignez votre salon, prévoyez un étayage en IPN ou déposez un permis de démolir.

Le soir j'écris à l'ami Gui-gui, car je le subodore faisant partie des "manifestants", pour m'enquérir de ce qui se passait vraiment, au Palais de Justice, qui justifiât, down town un tel dispositif, et surtout une telle contre-information. Voici sa réponse :

« Manifestation sauvage bloquée par des crs juste avant le palais de justice un peu après le magasin 8à8 ou coccimarket (je ne sais plus le nom), donc contournement mais reblocage des crs à l'angle de la rue où il y a le restaurant japonais à volonté (derrière le palais de justice). Pas d'altercation avec les keufs, même pas une petite bousculade »

C'est bien ce que je pensais : un attroupement de petite taille, pris en tenaille et donc contrôlé par la police, avec zéro probabilité de déferlement d'une foule en direction de la Grand'Rue. S'il y avait eu échauffourée avec les flics, compte tenu de la topographie des lieux, il aurait été plus futé pour les manifestants de s'échapper par le haut, et c'est sûrement ce qu'ils auraient choisi de faire.

Voilà comment on fait croire aux citoyens que les manifestants, terrible engeance mise au pilori par la machine à intox, sont responsables de la privation de transports pendant plus de quatre heures. C'est la deuxième fois que ça se produit en une semaine.

« Par contre, », ajoute ce dangereux anarchiste, « que ça parte de plus en plus en manifestation sauvage, là, c'est plutot intéressant!… ».

Eh oui, c'est ainsi. L'ami Gui-gui fait partie de mes formateurs en anarchie et croyez-moi, par ces temps, il est essentiel d'écouter d'autres voix, de faire la contre-information de la contre-information.

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(1) STAS : comme le sigle ne l'indique pas, Transports Urbains de Saint-Etienne Métropole