Vous pensiez peut-être que j'allais me farcir toute seule la nuit durant le déferlement de bourrins mi-bourrés, les braillements, les vapeurs de bière et les coups de trompinettes et autres cornes de brume ?

Ils ont commencé à déambuler cet après-midi dans les rues avoisinant le stade, puis dans l'hypercentre, saturant les terrasses, encombrant les stations de tram. Ils sont déjà entre deux vinasses, leur pas est incertain (mais peut-être les Islandais sont-ils en proie au jetlag, et les Portugais ont-ils le cul talé par dix-sept heures de bus ?). Ils errent.

Les Islandais sont très grands, baraqués mais mous. Leurs bedaines tendent les maillots bleu et blanc, ils portent sur la tête des espèces de saladiers aux couleurs de leur drapeau, où sont fichées de longues et fausses cornes qui chez nous seraient symbole d'une très grosse infortune conjugale. Ils viennent d'une grande île assez ignorée par ici et qui sera peut-être un peu mieux connue à partir de ce soir. Curieux pays, dont Wikipédia nous révèle qu'avant l'arrivée des Vikings, il n'était recouvert que "de maigres forêts". Maintenant il y a le désert glacé. Sacrés Vikings ! Si leurs descendants en usent ainsi avec la pelouse du Chaudron, faudra pas se plaindre si on joue les prochains matchs dans la caillasse.

Ils se montrent d'un air réconforté les enseignes du marchand de hamburgers dont les filiales sont plus invasives que la renouée du Japon, car ils ne vont pouvoir bouffer que là. A quoi autrement peuvent-ils prétendre, ne parlant ni l'arpitan ni le gaga (1) et ne comprenant peut-être pas la pizza ? Quoi que. L'internationale footeuse a bien contribué à répandre, sous le nom de "pizza", ces ronds pâteux et ramollis ornés de vomis divers et de champignons en boîte, qui feraient rentrer sous terre les Italiens et que livrent de petits mecs énervés en mob, dont la principale source de salaire ne provient pas de cette livraison-là mais d'une autre, moins encombrante, plus poudreuse et plus chaude mais qui calme aussi l'appétit.

Les supporteurs islandais braillent en islandais, soufflent dans d'autres cornes aussi grosses que celles qu'ils portent en tête et j'avoue avoir pris un certain plaisir à en voir un troupeau rougeaud essayer de déchiffrer la direction du tram conduisant au stade, pour finir par le prendre en sens inverse. Bon voyage dans la montagne stéphanoise, les gars ! N'oubliez pas d'aller tout droit en descendant du tram, vous avez le Pilat à moins d'un kilomètre. Et au moins vous verrez quelque chose de beau, car nos forêts à nous ne sont pas maigres, allez...

Les Portugais sont ici chez eux pour plusieurs raisons, dont la principale est que Sainté, c'est le SUD. Ensuite la communauté portugaise est si bien représentée ici qu'aucun ressortissant ne doit dormir à l'hôtel ni manger chez le même mac que les Islandais. Au contraire, ils vont se régaler de caldeirada et d'arrozdoce chez les cousins du pays, ils vont se taper un verre de vinho verde en claquant de la langue, muito bem !

Les Portugais, secs et sévères, vont de vert et de rouge vêtus, portant leur drapeau noué à l'épaule, en cape de polyester et au bras, leurs écharpes de supporteurs. Ils sont noirs de poils, leur regard charbonneux dévisage les Islandais par en-dessous (le rapport de taille n'est pas à leur avantage), ils cheminent comme au pays, un pied devant l'autre, économes et droits comme sur un sentier à chèvres alors qu'ils foulent le large trottoir de la Grand'Rue.

Ils soufflent - quand ils soufflent - dans leurs doigts, produisant de brefs sifflets, ou émettent un son aigrelet tiré d'une petite trompette rouge.

Tout ce joli monde, qui s'est sans doute saigné pour le voyage et le match, va regarder 22 mecs surpayés taper dans un ballon et semble trouver que c'est la fête. On ne peut pas dire cependant qu'ils aient l'air exagérément heureux, et dans l'ensemble le peuple des supporteurs a la mine et la mise plutôt fauchées.

Ils vont voir jouer des géants nommés Kolbeinn Sigthorsson ou Eidur Smari Gudjohnsen contre la Seleçao que le Français persiste à appeler "Sélessahaut", alors que "Sélection" irait très bien. Ronaldo (2) doit être dans ses petites baskets, paraîtrait que les Islandais sont venus pour gagner. Ah, testostérone quand tu nous tiens...

La Taulière affûte ses bouchons d'oreille et se prépare à une veillée tranquille dans le silence ouaté de ses ouïes bien obturées.

Le soir descend, les hélicos font des huit dans le ciel gris et bleu. Tout est bien.

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(1) L'Arpitan, ou franco-provençal, est parlé dans une assez vaste aire linguistique au sein de laquelle, entre autres, se trouve Saint-Etienne. La Taulière, dans la mesure où cette aire inclut sa ville natale jurassienne et sa ville d'adoption actuelle, devrait le parler couramment. Elle y songe. Le gaga est le parler stéphanois, à base de fouillâ, beausseigne et autres expressions que les "matrus" (gamins) d'aujourd'hui ne comprennent plus.

(2) Si vous me demandez, le joueur que je trouve le plus estimable aujourd'hui c'est le Barcelonais Iniesta, modeste et magnifique. Un anti-Benzema, en quelque sorte. Un type qui, réellement, joue au foot.