« Si vous ne devez lire qu'un seul western dans votre vie, lisez celui-ci », nous enjoint James Crumley, confrère de McMurtry, sur la page qui tient lieu de préface.

Il a raison. Lonesome Dove est en effet un western, genre que l'on ne s'attendrait pas à feuilleter... Mais un western en deux tomes : plus de mille pages.

Il est de ces livres, rares, qui vous empoignent dès les premières lignes, alors même qu'un très lent récit, étiré jusqu'à l'insupportable, n'en finit pas de présenter le personnage principal, Augustus McCrae, ancien capitaine des Rangers du Texas reconverti en propriétaire de troupeaux et occupé, en ce matin de 1880, à vider rêveusement le contenu d'un cruchon de "whiskey" à l'ombre parcimonieuse d'un mur de grange, la seule et maigre protection contre le soleil qu'il soit possible de trouver dans ce coin désertique de la frontière mexicaine où personne ne se rappelle avoir vu un arbre. Pourtant, le mesquite, omniprésent dans les pages consacrées à cette région, en est bel et bien un, certes rabougri et peu élevé. Mais dans Lonesome Dove il semble ne jamais mériter ce nom.

Depuis cette terre rouge du sud du Texas, une accumulation de poussière plutôt, parsemée de buissons de chaparral et infestée de serpents à sonnette auxquels Gus McCrae prend garde (non par crainte mais par respect de leur vie privée) lorsqu'il extirpe le cruchon à whisky du trou d'eau boueuse dans lequel il est mis au frais, jusqu'aux prairies à hautes herbes du Montana, c'est plus de cinq mille kilomètres que les hommes du ranch "Hat Creek" vont parcourir avec quelques deux mille cinq cents têtes de bétail dûment volées à leur ennemi préféré, le Mexicain Torres, et tout aussi dûment marquées.

Ainsi fonctionne l'Amérique tout de suite après la guerre de Sécession : d'Est en Ouest, les prédateurs venus du Vieux Monde marchent inlassablement et, lorsqu'ils atteignent leur but - s'ils l'atteignent jamais... Parce qu'il en meurt énormément en chemin, une hécatombe - ils se contentent de borner leur propriété et d'aller la déclarer. La présence d'Indiens importe peu. Soit ils sont tués, soit on les repousse aux confins et on leur abandonne, de temps à autre, de quoi ne pas crever de faim : quelque boeuf trop épuisé pour aller plus loin, un mulet efflanqué...

Quant au bétail, il est volé, revolé et change de mains comme si de rien n'était. Il arrive même qu'un propriétaire rachète ses propres bêtes, mieux : qu'il doive les négocier aux rangers de McCrae qui viennent, eux, de les embarquer au terme d'un raid réussi... Un effet comique au long cours naît indéniablement de ces sempiternelles pérégrinations bovines rythmées par les plaintes (justifiées) de ces ouvriers agricoles à cheval que sont, comme leur nom l'indique, les cow-boys.

C'est un Ouest plus que sauvage : brutal, primaire, où s'alimenter se fait à même la bête, la cuisson relevant du plus extrême raffinement. Où la gastronomie s'organise autour des fayots et d'un café qui ne se boit pas mais se mange à la petite cuiller ; où l'hygiène se résume à entrer dans l'eau tout habillé quand on croise une rivière (s'il y a de l'eau dedans), et les soins médicaux à l'application de vase sur les plaies. Le vol de chevaux est passible de pendaison. Que celui qui trouve la peine disproportionnée songe aux chances de survie en plein désert sans ce moyen de déplacement élémentaire ! Dans un tel contexte, voler les chevaux de quelqu'un, c'est en effet un assassinat.

D'autres détails font frémir : êtes-vous en butte à une attaque d'Indiens en milieu découvert ? Le geste qui sauve consiste à égorger votre propre monture ! Ce qu'accomplira Gus McCrae sans une hésitation, plongeant son poignard dans la jugulaire de son canasson. Pourquoi ce geste en apparence suicidaire ? Parce que l'odeur du sang frais de leur congénère fait reculer et se cabrer les chevaux, et que pas un Indien digne de ce nom n'avancera contre la volonté de sa monture ni ne voudra attaquer à pied. Ensuite, la carcasse sert d'abri derrière lequel on peut envoyer quelques coups de tromblon pour décimer la troupe adverse. Quant au sang, il se boit si nécessaire à la survie. Stratégie à trois bandes.

Dans ce roman énorme, une incroyable galerie de personnages marche, chevauche, joue aux dés ses salaires d'une année, se prostitue, assassine, fait résonner piano ou violon, nourrit des cochons et met du serpent à sonnettes dans le ragoût quand il n'y a pas mieux. Il se boit des quantités de mauvais alcool, chaque passage dans une ville est l'occasion d'une orgie et d'une consommation rudimentaire de sexe tarifé. Le cow-boy vomit beaucoup en rentrant de ces agapes. Il décuve tout juste assez pour se tenir à cheval et reprend le travail en emportant sous son chapeau graisseux une magnifique volée de cloches.

Quant aux femmes, leur sort n'est pas des plus heureux et on s'en tiendra là sans entrer dans le détail de la vie qui leur est faite à cette époque et dans cette contrée, où l'accouchement n'est qu'une riante partie de plaisir en comparaison de tout le reste. McMurtry ne fait pas moins des femmes les plus beaux - belles, plutôt - de ses personnages.

Mais ce qui rend Lonesome Dove particulièrement attachant, c'est que ces gens si frustes d'apparence ont une vie intérieure, décrite et illustrée avec une sensibilité et une empathie contagieuses. Ils éprouvent des sentiments violents et complexes, à la mesure du pays et de leur vie matérielle. S'ils parlent peu, ils ne déguisent pas leurs émotions : ils aiment et détestent avec passion, ont des rancunes tenaces et hilarantes. Ils exercent leur pitié et leur humanité sans compter envers les plus faibles et meurent très bien, quand ça se présente, dans la peur et la désolation, après avoir dû parfois, incapables d'extirper une flèche trop profondément enfoncée dans les chairs, plutôt la pousser pour lui faire traverser le reste du membre blessé. Dans ce cas, il faut qu'un comparse s'en charge, car la douleur cause immanquablement une syncope : la meilleure des anesthésies.

On n'en dévoilera pas davantage (c'est déjà beaucoup) sur Lonesome Dove. Il faut le lire au rythme où se déroulent les événements : lentement, à la cadence d'une journée de cheval.

Ou, si la malchance a frappé, au pas d'une marche solitaire dans les grandes plaines (à raison tout de même d'une cinquantaine de kilomètres par jour), en portant sa selle et sa couverture, les dernières possessions, avec un couteau bien affûté, qui font de vous, si d'aventure vous êtes privé de votre monture, un authentique cow-boy.