... entre ses sept collines théoriques, le froid en hiver, le chaud en été se déposent par strates successives et demeurent de longs jours immobiles, leurs couches tassées comme une bouillie glacée ou une épaisse soupe brûlante dont nous serions les croûtons, encore un peu consistants mais bien près de se déliter.

Nul vent du Pilat, dont on m'avait vanté les vertus rafraîchissantes. Ou alors il ne fait que passer, fugace et futile, se contentant d'effleurer le bol et d'en rider la peau.

Parfois, dans toute cette immobilité, on voit s'agiter vaguement les cîmes des arbres mais le brassage de l'air n'atteint pas à notre hauteur, que nous soyons très au-dessus ou juste en dessous.

C'est ainsi : alors que le reste du pays s'ébroue et se réchauffe en hiver d'une pluie moins froide, alors qu'en juillet s'étend la bienfaisance des orages, nous demeurons comme figés dans un temps passé pour les autres, stagnant pour nous. Princesses au Bois d'Avaize, Gulliver étendus dans la touffeur des avenues et retenus par mille fils portés au rouge ou arpentant cette ville sous laquelle le charbon cuit encore, ajoutant aux degrés de l'air sa propre chaleur, nous attendons.

Pourtant, depuis le début de cet été fortement redouté de celleux qui ont subi, l'année dernière, la durable canicule qui s'étendit - pour ce qui concerne notre ville, de début juin à fin septembre, avec des apothéoses insoutenables en juillet puis août, pour cet été-ci, un rythme semble s'être installé, qui permet une respiration entre deux pointes ardentes.

Trois, quatre jours pendant lesquels la chaleur ne fait que monter et chaque jour dépasser le point qu'on croyait ne plus pouvoir supporter. On sent le désespoir s'insinuer dans chaque pore de chaque peau. Les humains ralentissent et circulent selon des trajectoires en apparence erratiques, mais en réalité guidés par une seule préoccupation : éviter les trottoirs en fusion. Cela fait marcher plus qu'on n'en aurait envie, mais qui ne préfèrerait marcher plus mais gagner moins, trois dixièmes de degrés de moins à l'oblique du crâne ?

Hier, dans un de ces TER qui font le charme des semaines de la Taulière lorsqu'elle se mêle de vouloir ajouter à la touffeur ambiante un voyage à Lyon, je comparais les voyageurs à des méduses échouées. Tous nous nous sommes endormis à peine le départ, comme vaincus par un ensorcellement collectif. Qui affalé sur sa tablette, qui renversé contre la vitre, de légers ou plus sonores ronflements, nous dormons. Très peu, infiniment peu de sonneries de portables : la canicule a du bon, elle anéantit les compulsifs du téléphone ! C'est l'effet de la climatisation qui d'abord permet de relâcher les nerfs, puis nous berce dans une fraîcheur qui bientôt nous fera éternuer. N'importe, nous dormons. Un contrôleur qui passe par là se voit obligé de nous saluer d'une voix sonore pour nous tirer du coma. Nous lui tendons nos billets d'une main dolente et déjà nous retombons dans une incoercible somnolence, bien près de balbutier comme Madame Cottard assoupie dans le salon Verdurin et prise dans un absurde rêve de bain chaud : "les plumes du dictionnaire..."

Au sortir de la gare, l'esplanade rôtit comme un four préchauffé à température idéale pour un gratin, d'ailleurs ça sent le gratin chaud. Le tram lui aussi ahane, son diesel est étouffé. A l'intérieur, l'humeur générale est belliqueuse, morne ou hystérique, c'est selon. Les enfants pleurnichent ou sautent à pieds joints avec cette insolente énergie, la même qui nous a fait oublier la chaleur des étés de nos huit ans pour n'en garder qu'un ciel immense, un soleil jaune et des jeux de marelle.

Et puis c'est la nuit sans repos, le matin réchauffé dans son jus et l'attente des orages que les prêtres météorologues nous prédisent sans relâche. Ils peignent le département en orange avec de petits éclairs noirs, mais la réalité dément leurs présages. Ce n'est pas d'aujourd'hui que les prêtres sont impuissants et nous bernent d'évangiles éculés.

Le lendemain, ce climat de fer-blanc ne s'est pas rafraîchi d'un brin, le ciel se plombe. La Taulière qui aime se faire mal sort sur le coup de midi pour aller déjeuner dans une association voisine où elle est invitée. A la table d'hôte, de volubiles et rigolardes dames algériennes, tunisiennes ou marocaines remplissent gaillardement leurs assiettes, reprennent de la sauce, se racontent des histoires en arabe, reprennent en français pour me faire rire aussi. Elles se plaignent : pourquoi aller au bled ? "Il n'y a plus personne," dit l'une, "regarde : ma fille à Marseille..." - Ah ben si tu vas à Marseille, dit l'autre, t'as pas besoin d'aller au bled, à Marseille t'as tout : Maroc, Algérie, Tunisie et tout et tout... - mon autre fille à Avignon, qu'est-ce que je vais faire au bled ? Ils sont tous morts..."

Une autre de ces dames arrive bizarrement - ou pas - par Londres, de là-bas. (elle est candidate à demeurer sur le territoire français). Le foulard vissé bas, l'imperméable boutonné jusques en haut, intimidée, elle mange peu. Ses yeux restent baissés, elle a la mine triste et défaite. Les autres l'interpellent "t'as enterré quelqu'un ou quoi ? Non ? Alors rigole un peu, allez, tu vas t'en sortir ! T'as pas trop chaud ? Enlève ta veste, non ?" Elle me prennent à témoin sur les accords de 1963. - Puisqu'elle est née sous administration française, répètent-elles, l'oeil aux aguets, comme si l'on parlait d'une forme d'anesthésie. Je ne sais que répondre, je n'ai aucune science en ces matières : ni anesthésie, ni naissance dans le monde colonial. Ce qui en dit long, d'ailleurs, sur un gouffre d'ignorance à combler d'urgence.

L'animatrice de l'asso tempère les enthousiasmes : la réintégration - ça s'appelle comme ça - c'est aussi dur que la naturalisation maintenant. Après un silence modeste où passent devant mes yeux navrés cent trente ans d'histoire coloniale honteuse, la conversation roule sur la sauce au citron, terrain neutre s'il en fût, sur les oignons ou comment en manger à tant et plus sans qu'ils "reviennent" : tu les mets dans un saladier avec de l'eau fraîche et tu les laisses un peu et après tu coupes dans ta salade et tu digéreras bien bien bien. Je me promets d'essayer.

La dame de Londres a un peu récupéré, un sourire apparaît. "Là-bas", dit-elle d'un ton rêveur, "y a que des Noirs qui travaillent". - Oui, rétorque sa voisine d'un air interrogatif, et... ? - "Ben c'est que les Noirs qui travaillent, ou bien des gens de je sais pas où, avec des machins sur la tête, là..." Elle fait le geste du turban. - Y en a plus des Anglais, c'est fini, rigolent les dames en choeur. Les Noirs y z'ont colonisé toute l'Angleterre !! Ha ha !!

Je ris encore plus à part moi en imaginant un des théoriciens du "grand remplacement" qui écouterait ce qui se dit ici. Nul doute qu'il se signerait et brûlerait de la paille, et nous, nous nous gondolons en choeur ! Les réponses aux théories fumeuses sont parfois si simples.

De telles agapes - modestes mais fraternelles ou plutôt, sororales, font oublier le plomb fondu qui nous attend dehors. Passé le café la Taulière se rapatrie dare-dare car à cette heure-ci point d'ombre : elle a littéralement été bue par le sol.

Et puis c'est la longue après-midi d'attente jusqu'à l'heure où craque, discrètement, un peu éloigné, un modeste orage qui jaunit le ciel et fait tomber quelques gouttes. L'air se soulève légèrement, le bol respire un peu. Les prêtres devant leurs écrans soupirent : ils ont failli être désavoués. Deux escadrilles d'étourneaux rasent les toits d'un vol rageur.

Passée la pluie, devant sa fenêtre ouverte, la Taulière soudain reçoit au visage, venant de la colline d'en face, une pleine, entière et vigoureuse bouffée d'air forestier frais et mouillé, chargé de tous les parfums qu'on pourrait y respirer sur place : bois, mousses, tisane de poussières, feuilles mâchées, fleurs tombées... C'est un vrai miracle parce que tout de même, la colline, elle est bien à cinq cent mètres des fenêtres.

Respirons avidement, ce ne sera qu'une seule bouffée. Le nez, si je puis dire, penché à la fenêtre, j'en cherche en vain une autre. C'était un cadeau-surprise atmosphérique, quelque chose d'unique, cette charge d'air collinaire.

Le ciel s'est légèrement rehaussé, il hésite entre le gris bleu et le gris blanc, le tout petit vent du Pilat fait ce qu'il peut. Tout de même, on est descendu de deux degrés. Et, vous voyez, deux degrés parfois c'est tout simplement vital.

Je hume encore alentour. Et cette fois, c'est une frêle résonance qui m'arrive, à peine un reflet proustien, un autre soupir de la forêt qui exhale, à demi-souffle et très mystérieux, un air léger de jasmin.