... se livre sans témoins à une activité moralement très critiquable : elle écoute à donf' le concert "de 2003" (tel qu'annoncé sur YT) de Noir Dez. Qui eut lieu d'ailleurs à guichets fermé pour 600 privilégiés, à Evry... en 2002. Bref on s'en fout, le dernier concert avant la cata. Bien sûr, après coup on peut dire que c'était crépusculaire et tout... Et, oui.

Voilà, elle l'a dit, tandis que résonne la charge haletante du "Grand Incendie" avec la basse ostinata de Jean-Paul Roy, tandis que Cantat nettoie le parterre en soufflant comme un dingue dans son harmonica ou souffle simplement dans son micro accélère, accélère, et que Serge Teyssot-Gay danse et gambade avec d'amples gestes d'une rare élégance, jouant comme s'il dessinait dans l'air rouge de la scène. Teyssot-Gay, stéphanois if you please, le guitariste le plus sexy de la scène rock des vingt dernières années, fait hurler et geindre sa gratte, des slides énormes (franchement Steve Vai peut aller se rhabiller), Jean-Paul Roy assure des arrières on ne peut plus solides et Denis Barthe tape et maintient la sauce, le plus souvent tenant entre ses dents une de ses baguettes et regardant sa petite troupe comme une big mère poule qui ne laisserait rien passer... Soyons désinvolte, n'ayons l'air de rien... et puis un claviste, d'autres ouvriers encore à d'autres machines.

Un guitariste, donc, qui joue avec tout son corps, une silhouette raccordée par ses quatre abattis à son instrument, voilà ce qu'on voit, des tchatcheurs de forums s'arrachent les câbles sur le net pour savoir si STG joue sur une "strat de luthier" accessoirisée d'un floyd rose et si son micro ça pourrait y ressembler un Humbucker qui pataterait bien sinon oué c'est un MC2 fabriqué à Toulouse bref, pour la Taulière ceci est de la pure poésie mais la prostration et la voix d'ange de celui qui n'était pas loin de devenir simplement un petit enfoiré d'assassin et qui, à ce moment, n'ayant pas encore accompli le geste de foudre qui explosera ce groupe en pleine apothéose après avoir, dans la douleur la plus extrême et la violence la plus crasse ôté la vie, pas moins, à la lumineuse Marie Trintignant, nous raconte des armes des chouettes des brillantes / des qu'il faut caresser seulement pour le plaisir monte le son des armes bleues comme la terre - texte de Léo Ferré que ses héritiers auraient confié à BC - des armes, mais vue d'ici la sinistre prédiction qu'aurait pu constituer ce texte en réalité dédié aux armes des mots (1), des armes chuchote Bertrand Cantat ça lui va bien, tiens, cut, la salle réagit trop mollement je trouve mais faut dire que le niveau du concert est du genre tout le temps tutoyant les cîmes et que le public n'est pas le public habituel et l'on voit comment le trio Barthe/Teyssot-Gay/Cantat fonctionne en fusion, même plus tard quand les cordes somptueuses d'un quatuor en fond de scène déchaînent à partir de 29:23 des orages miaulants - oui si vous n'en écoutez qu'un brin c'est là - même si tous les autres sont des talents purs et que la cohésion du groupe ne fait aucun doute, en réalité ces trois là, ils communient et se sourient et vivent sur une planète à part on ne sait plus si la voix de Bertrand Cantat donne la ligne mélodique à la guitare de Serge Teyssot-Gay ou si c'est l'inverse, l'équilibre est fragile... tu penses encore... tu penses..., les caisses de Denis Barthe balancent et tiennent les deux côtés du triangle quand la nuit s'étend elle se laisse tomber au hasard, les micros se saturent et c'est un rare pied musical, voilà.

En vérité Bertrand Cantat accomplira l'année suivante un double meurtre : le réel, devant quoi mieux vaut rester muette et celui, symbolique et artistique, de ce trio magique dont il était idiot de penser qu'ils pourraient après ça un jour se réunir. On connaît la suite : implosion, défaite d'une amitié de trente ans (une vraie), départs et commentaires.

Et puis Bertrand Cantat purge sa peine et, revenu à la vie civile, fonde un autre groupe, qu'il appelle "Detroit". Lequel des trois ?

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(1) Des informations sur cette chanson ici

Extrait :
« Des armes » est un poème de Léo Ferré publié en 1969 ― dans le numéro 5 de la Revue anarchiste La Rue ― au sein des « Lamentations devant la porte de Sorbonne »(...)

DES ARMES

Des armes, des chouettes, des brillantes
Des qu’il faut nettoyer souvent pour le plaisir
Et qu’il faut caresser comme pour le plaisir
L’autre, celui qui fait rêver les communiantes

Des armes bleues comme la terre
Des qu’il faut se garder au chaud au fond de l’âme
Dans les yeux, dans le cœur, dans les bras d’une femme
Qu’on garde au fond de soi comme on garde un mystère

Des armes au secret des jours
Sous l’herbe, dans le ciel et puis dans l’écriture
des qui vous font rêver très tard dans les lectures
et qui mettent la poésie dans les discours

Des armes, des armes, des armes
Et des poètes de service à la gâchette
Pour mettre le feu aux dernières cigarettes
Au bout d’un vers français brillant comme une larme

Léo Ferré, Testament phonographe, Éditions La mémoire et la mer, 2002, p.83.