De retour en ses logis (*), la Taulière attaque la lecture du "Cocommuniste" de Jacques Jouet.

L'on est tentée d'écrire : de et par Jacques Jouet, tant cette auto-fiction se balade entre roman-romillatien (la famille Romillat constituant le milieu chimique récurrent où JJ conduit ses expériences, au point qu'on pourrait presque adopter le romillat comme nom commun désignant le très-petit bourgeois d'Ile-de-France) et morceaux autobiographiques où l'auteur est en scène (sans exhibition, mais acteur).

C'est alors, tandis qu'elle se régale à la dévoration du chapitre intitulé "Les chiens pavillonnaires", qu'à la page 39 surgissent, bras dessus, bras dessous, les supputations...

Il est question, dans le passage qu'on va citer, de pavillons de banlieue, façades, appareillages divers, "closeries plus ou moins familiales", bref : le paysage péri-urbain des années soixante (mais commencé bien avant) non loin de Paris, et que nous avons tous connu, car cette architecture-là (ou son absence, pointée par JJ qui parle "d'architecture sauvage de maçons sans diplômes") a migré jusque dans les campagnes les plus reculées comme le bourg de 70 habitants qui vit s'ébattre l'enfance de la Taulière et où la relativité faisait apparaître comme maison de notable ce qui, plus près de la capitale, se situait déjà dans la même catégorie d'habitat que celui où Bardamu allait magouiller avec son pote Robinson : une villa "Sam'suffit" à Rancy.

Passage où Jacques Jouet regrette de n'avoir pas encore eu connaissance de la méthode de Perec pour lister "l'infra-ordinaire", capter toute cette architecture "sans grade", prendre des notes sur ce qu'il voyait,

« (...) loucher ainsi sur des rêves de lois d'accession à la propriété entre les deux guerres ou après elles : le pavillon personnel comme récompense en houris de meulière pour anciens combattants prioritaires ou méritants, ouvriers de la semaine transformés le dimanche en castors bâtissant leur propre demeure sur un lot de terrain acquis pour une somme modique et avec des subventions. »

La Taulière glissa d'abord sans encombre sur ces "houris de meulière", leur apparition tout de suite après "récompense" appelant une - pas si lointaine que ça - réminiscence de vierges promises par sept dizaines plus deux aux mecs qui ont pris la funeste habitude, depuis quelques décennies, de se faire sauter après de grands tuages qui nous laissent chaque fois plus muets et plus chagrins lorsqu'ils se passent sur le territoire français (**).

Elle revint alors sur la phrase en se demandant pourquoi ces vierges promises aux musulmans méritants (car c'est bien la définition que donne de ce mot mon excellent pote en papier bible, l'ami Robert) seraient fabriquées en meulière, pourquoi pas en marbre après tout, au paradis l'on ne doit pas lésiner sur le matériau et la meulière qui, au demeurant, a toute mon estime, ne convient peut-être pas à une sculpture digne de houris.

Enfin, elle s'interrogea sur le marché de dupes qui consisterait à fournir à l'aspirant au paradis des vierges de plâtre ou peu s'en faut.

Une brève incursion sur l'encyclopédie en ligne lui permit de rectifier son erreur car elle avait toujours cru que la meulière était moins que du parpaing, une sorte de craie, or il n'en est rien et la meulière est tout de même une roche. Creuse, sédimentaire, mais roche.

Mais enfin, des vierges de pierre, même poreuse, quelle tromperie ! A s'étonner que les cocus dudit paradis ne soient pas revenus tirer par les pieds les prêcheurs qui les avaient ainsi conduits à échanger une vie jeune, en bonne santé, contre des figures immobiles.

Enfin, la Taulière supputa la possibilité que Jacques Jouet n'ait pas été au courant de la nature essentielle des houris, pour oser ainsi profaner la croyance au profit "d'anciens combattants". C'était impensable. Pour ce qu'elle l'avait lu, et elle l'a pas mal lu tout de même (Le Cocommuniste est le cinquième livre de cet auteur que la Taulière s'envoie pour son plus grand bonheur littéraire), pour ce qu'elle sait de l'homme qu'elle a croisé ici ou là et en particulier lors d'ateliers d'écriture au Festival Pirouésie, JJ est le contraire absolument symétrique d'un inculte : ce qu'il ne sait pas tiendrait moins de place à lister que ce qu'il sait, et ce qu'il sait il ne le sait pas à moitié.

Parallèlement à cette interrogation taraudante qui lui fit stopper la lecture et demeurer en un précaire équilibre sur cette ligne houristique, la Taulière vit pointer au fond de sa mémoire le mot de "hourdis" et soudain, tout s'éclaira ou crut s'éclairer.

La Taulière, à ses débuts de secrétaire sténo-dactylographe, n'a pas manqué de travailler ici ou là pour moulte entreprise de bâtiment. La frappe de devis, les commandes de matériaux, la question des bétons, armés, précontraints ou non, la pose de chappes et le ragréage n'ont plus guère de secrets pour elle, non plus que la granulométrie qu'il fallait préciser lorsqu'on commandait un camion-toupie prêt à déverser chez Béton-Chantiers, la seule difficulté étant de l'obtenir puisque son patron n'avait pas payé les précédents.

Et donc, les hourdis, bastaings et autres coffrages, IPN et banches.

Nous ne voyons pas qu'un gaillard comme Jacques Jouet puisse confondre une vierge en paradis avec un ouvrage de "maçonnerie légère qui garnit un colombage, une armature", etc. (toujours mon pote Bob).

Il faudrait donc imputer aux Ateliers de Normandie Roto Impression à Lonrai, dans l'Orne, la photocomposition erronée qui nous prive de hourdis et nous étourdit de houris...

Jolie perle de meulière, se dit la Taulière qui pensait à l'auteur et à sa stupéfaction en découvrant ces houris clandestines (mais Jacques Jouet n'est pas du genre à les reconduire à la frontière).

Et puis, le doute s'insinua de nouveau. Après tout, voilà un écrivain qui sait ce qu'il écrit, aussi. S'il a parlé de récompense et de houris, l'affaire est entendue. Ah, Jacques Jouet, que n'as-tu ourdi là !

Tout de même...

Perplexe, la Taulière s'en alla dormir en laissant reposer le Cocommuniste (pour ses nuits elle se fait accompagner de polars, le récit des turpitudes humaines la portant au doux sommeil, tandis que l'aventure urbanistico-politique du Cocommuniste se déroule à table (à manger ou de travail), en pleine conscience.

Mais qu'est-ce qui lui a pris, se dit-elle en taquinant de sa brosse à dents une quenotte à montrer d'urgence avant qu'elle ne se transforme en meulière, de rédiger une note de lecture alors qu'elle bloque à la page 39 d'un bouquin qui en compte pas loin de 500...

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(*) Non, nous n'avons pas oublié le compte rendu de Pirouésie 2016, attendu par un lectorat de plus en plus nombreux ;-) ! Chaque chose en son temps, un petit interlude bétonné ne fait de mal à personne et la Pirouésie, c'est tout de suite après.

(**) Mais regrettablement indifférents lorsqu'ils ont lieu, dans d'épouvantables proportions, dans le reste du monde.