Jacques Jouet, encore... (voir billet précédent, du 14/8, "Interlude...")

La Taulière a progressé depuis la page 39, elle en est au double. Loin, loin, les houris de meulière et autres interrogations facétieuses ou fastidieuses ! Qu'il est bon de retrouver un romancier dont on sait, par avance, qu'on va presque aimer tous les livres (la Taulière n'a pas kiffé plus que ça "L'amour comme on l'apprend à l'école hôtelière" mais pense à le relire pour voir si ça persiste. Pour le moment, elle n'échangerait pas un baril de Mek-Ouyes contre 2 des aventures romillatiennes)...

Le Cocommuniste, lui, se balade entre plusieurs uchronies délirantes quand il ne remonte pas les rues d'une banlieue dont les artères (artérioles, plutôt) semblent dédiées aux aviateurs de 1909 et à laquelle il se révèle attaché par mille invisibles fils qui n'apparaissent qu'à la confrérie de celleux qui, comme lui, traquent le fameux "infra-ordinaire" déjà cité. La Taulière est aussi une adepte de Jean Rolin, un autre promeneur délirant parmi les rues et les quartiers qui ne disent rien à personne, sauf à celleux qui comme lui, etc.

Jacques Jouet, Jean Rolin, même combat : conteurs et raconteurs, déambulateurs et fabulistes, de la rue et de son angle où il ne se passe rien, d'une vigne vierge, d'un boulevard périphérique ou d'un quai désert où rouillent les bateaux, ils font des histoires aussi palpitantes que mon polar vespéral... C'est fort, tout de même. C'est fort.

Après une enfance en Bresse louhannaise très profonde, la Taulière fut projetée sans ménagements dans une ville ouvrière de l'Est de la France. Il lui fallut désapprendre sa glaise glougloutante, ses fleurettes de printemps tant aimées (à la folie, se roulant dedans), les ruisseaux navigateurs de rêves, les dures neiges de l'hiver monochrome avant l'explosion annuelle du vert, le parfum du gros rosier, qui la faisait pleurer, le nez collé à un pétale et vautrée dans les allées, en chantant avec l'accordéoniste du bal voisin dont les échos se portaient jusqu'au jardin et tant d'autres choses qu'il faut vite renfermer avant que de se laisser aller ici sur dix pages.

Elle découvrit une ville qui tout entière était comme le Viry-Châtillon que décrit JJ ! Une ville qui, à un petit centre près, était sa propre banlieue. Des quartiers et des quartiers de pavillons, l'austérité en plus, les intérieurs quasi-flamands et l'absence totale d'amabilité des maîtresses de maison indigènes qui se préoccupaient seulement que vos pieds fussent bien posés sur les patins pour traverser un lino brillant comme un parquet de Versailles. Elle flânait sur le pont du canal, respirant dans les soirs d'hiver, à travers un brouillard épais qui diffractait les lumières, l'odeur des usines, leurs fumées couchées sous le vent venu de Russie. Elle reconduisait des amis de lycée le long de sentiers courant entre les jardins ouvriers. A chaque maisonnette, son jardin radin. Ses condisciples portaient des vestes usagées et des pantalons où la défaiture des ourlets successifs, pâle cicatrice d'un tissu trop repassé, témoignait à la fois de la croissance du gaillard et d'une prévoyance maternelle fondée sur une stricte économie ménagère. Elle remontait et descendait cette rue sans fin et sans rien à quoi se rattacher et ainsi, son esprit flottait dans la ville industrielle et son habitat mal foutu. Puis elle s'aperçut que c'était comme un port depuis lequel, soudain, elle apercevait le large, "la mer de choses possibles" (1).

Ainsi se retrouve-t-elle, flânant avec les deux écrivains, leur emboîtant, sans qu'ils s'en doutent, le pas et accordée avec leurs esprits plus qu'ils ne peuvent l'imaginer. Qui d'autre qu'elle pouvait mieux les comprendre ? ("la lectrice et toutes les lectrices dont elle est constituée", répondrait sans doute JJ).

Mais Jacques Jouet ne fait pas qu'arpenter les rues pavillonnaires. Il tisse, au fil d'un drôle de texte alternant l'apparition improbable de Lénine à vélo et les aventures du Romillat de service et de sa dulcinée, témoignant au passage d'une appartenance ou du moins, d'une fréquentation du Parti Communiste, bref, racontant ce siècle médiocre auquel appartient sa lectrice dont il est le contemporain à une année près. Alors voilà, quoi, on se complaît.

Mais qu'en diraient par exemple mes petites-filles ? De cette époque de celleux né-es après 45, bête et sans guerre (puisqu'il n'y avait pas de guerre en Algérie, nous serinait-on, et de toute façon ce n'étaient pas nous qui en souffrions et en mourions), nous qui n'avons à offrir, en guise de légende, que trois décennies d'une prospérité industrieuse irriguée par le sang des colonies et sans cesse opposée à l'horreur de ce que vivaient les populations du "bloc de l'Est" derrière le Rideau de Fer, et surtout dans le respect absolu du qu'en dira-t-on, de la religion et de traditions qu'on nous faisait avaler avec la soupe quotidienne, à grandes cuillerées, comme si elles remontaient au temps de la haute chevalerie (et encore bien, en quoi cela les aurait-il rendues respectables ?) alors qu'elles ne dataient que d'un 19e siècle encuraillé jusqu'au troufignon, dont la bigoterie et le nationalisme patriotard annonçaient déjà tout ce qui, aujourd'hui, nous pète à la gueule en une série de déflagrations dont nous, les sexa, ne verrons pas la fin, parti comme c'est pour cinquante ans...

Nos banlieues témoignent aussi de tout cela, qui ne remue guère derrière les rideaux jaunis de la mémoire, et forcément, il existe une fraternité de ces anciens enfants qui se sont, par là-bas, beaucoup ennuyés et, partant, ont beaucoup rêvé, auto-constructeurs d'un corpus inépuisable que Jacques Jouet, pour l'ample satisfaction de la Taulière, entreprend ici de disséquer sous la lampe.

L'autre chose qui me rend accro aux romans de Jouet (et non aux jouets de romans), c'est que l'auteur, mais c'est par jeu de sa part, semble ne jamais savoir où il va, que son dessein pas plus que son dessin n'apparaissent d'emblée dans le tapis, qu'il faut s'y risquer, se laisser prendre par la main, et que c'est un régal de voir apparaître, peu à peu, la construction (non pavillonnaire) du bouquin...

Bon, alors j'en suis à la page 77, vous comprenez bien que je ne vais pas vous tailler une chronique toutes les quarante pages : vous n'avez qu'à acheter Le Cocommuniste ou le voler. Ou, comme moi, l'emprunter à la médiathèque de votre coin. V'là tout.

Mais pour l'échantillonnage actuel, tout ce que je peux affirmer ici, c'est que, oui, c'est de la bonne.

Pirouésie 2016 : in ou off ?

Pour l'esprit général, le de quoi-t-est-ce qu'il s'agit, voir une fois pour toutes ici.

Le "in" et le "off" : en 2016, comme tout petit festival-deviendra-grand, Pirouésie a fêté ses dix ans. Depuis 2015, un petit frère "off" co-animé par Claire, Dominique et Marie-Hélène, propose sur un autre site que le "in" des ateliers spontanés et gratuits. Il a pour slogan, vocation et objectif : "pour faire écrire les timides". Cette fière devise est déclinée sur tous les tons.

Cette année, pour annoncer les ateliers quotidiens, quelques titres (pas tous utilisés faute de temps) :

Mardi : "On vous prend auX motS" au bar "Le Pirouais" matin et après-midi, au bar-tabac "La Marée" le soir
Mercredi : sur la dune face à l'océan : "Le bal des mots dits"
Jeudi : "Mots tards, mots tôt" et vendredi "Le mot de la fin" au "Pirouais"

Qu'avons-nous donc tissé autour des cafés, infusions, jus de fruits et autres galopins ?

- un brain-storming... Pardon : un remue-méninges autour de l'idée que "marre des termes anglais", trouver des mots français pour exprimer l'idée de "in" et de "off"

- la torturation d'innocents livres des collections "Harlequin" ou "Nous deux" pour en réécrire la fin, avec une seule consigne : elle doit être épouvantable.

- La vie arc-en-ciel : choisir une couleur, écrire toutes les expressions, images, métaphores, etc. suggérées par cette couleur. Puis écrire un texte avec ce matériel, l'idée étant que le mot désignant la couleur n'apparaisse pas dans le texte mais se laisse deviner.

- Un "apéroulipo" à La Marée a consisté à jeter les dés : trois cubes en carton de 10 x 10, obligeamment prêtés par Robert Rapilly, sur lesquels ont été écrites en faisant circuler très vite les cubes entre les participants, chacun-e n'écrivant qu'une ligne à la fois et passant à son voisin. Trois passages = 3 lignes sur chaque face, toutes d'auteurs différents. En lançant les dés, on obtenait donc une lecture aléatoire à xx combinaisons : 3 cubes, 6 faces, 3 lignes par face, lecture horizontale ou verticale, combien cela fait-il de poèmes possibles ?

- des comptines avec le "ou" de Pirou
- des "chicagos" ou belles cités, d'après Paul Fournel et Jacques Roubaud
- et des poèmes autodatés sur une idée de Benoît Richter, des inventaires à la Prévert mais sans ratons-laveurs, des dialogues entre verre et bouteille, et des cartes postales...

Le prochain billet donnera un échantillon des productions, ou fichier pdf du recueil sur demande (lorsque vous écrivez en commentaires, votre adresse e-mail est connue de la Taulière qui, vous l'avez remarqué, n'en abuse pas).

==============================================
(1) Voir sur Zazie Mode d'Emploi, "Je regarde le bistrot", extrait du poème À Bourges de Ian Monk, in 14 x 14 l’Âne qui butine, 2014