...devant lequel je passais, jusqu'à aujourd'hui, sans le voir. Encore moins y entrer. A vrai dire, pas tout à fait devant, mais à deux mètres maximum, car il se situe à l'angle de la rue Ferdinand et de l'avenue Denfert-Rochereau. Mon lectorat fidèle sait à quel point j'affectionne et parcours souvent cette avenue... (ha ha, le test ! Allez, je vous aide : billets 222 de mars et 224 d'avril, 2015).

Le Beluga est une galerie où l'on boit du thé parmi un tas d'objets très beaux et des oeuvres exposées/posées/accrochées. Dorénavant je vais en pousser la porte plus volontiers.

Kosuké, le thé, les haïkus

Kosuké a réuni autour d'une table de nombreuses théières, huit dames et une fillette. Il nous a appris beaucoup de choses sur le haïku. Oui, bien "haïku". D'après ce que j'ai compris, "haïkaï" est une appellation plus générique. Tout ce que je dis ici est sujet à caution, car c'est ma mémoire qui fonctionne et l'on sait ce qu'elle vaut, etc.

Nous avons appris que les haïkus étaient chantés et qu'une famille, au Japon, transmet cet art de père en fils (mère en fille ?). Nous avons écouté un de ces chants, très étrange, modulé sur une seule note très, très longue.

Ensuite nous avons battu avec nos mains le rythme du haïku : 5 croches et un demi soupir, 7 croches et un soupir, etc.

D'après Kosuké, Ryuichi Sakamoto jouant au piano "Merry Christmas Mr Lawrence" (thème du film Furyo, de Nagisa Oshima) donne une bonne idée du rythme du haïku. J'essaye en ce moment-même, en l'écoutant. Mais j'ai beau faire, je ne trouve qu'une alternance 5/18/10, ou 11, ou 3... Le rythme me fuit, je compterai donc sur mes doigts 5/7/5, comme une bonne dactylographe (1).

Nous avons (plus ou moins) enregistré les contraintes, ou plutôt le cadre dans lequel s'écrit un haïku (une idée générale est donnée dans la notice wikipédia à ce nom : "haïku", mais ce que nous a expliqué Kosuké était plus convaincant et plus complet).

La base, c'est la forme en tercet avec la métrique 5/7/5. Les règles s'appliquant en français sont celles de la poésie classique avec le "e" muet ou non selon qu'il est inclus dans le vers ou situé à la fin. Lorsqu'il est à l'intérieur, selon qu'il est suivi d'une voyelle ou d'une consonne.

Jusque là, tout allait bien (tout est TRES bien allé, en fait, pendant les deux heures que nous avons passées ensemble : Kosuké, les théières, nous et les haïkus).

Ca s'est un peu corsé avec la question de la césure qui doit obligatoirement se trouver à 5 ou à 12 (5+7). Nous aurons le droit de placer la césure ailleurs quand nous serons toutes passées haïkistes chevronnées. Aujourd'hui, c'était le first grade du haïku.

Puis Kosuké nous a présenté le kigo, un genre de mot-clé qui inclut dans le poème une idée de saisonnalité à partir d'un élément de nature. Mais attention, prévient Kosuké : un seul kigo par haïku, et pas deux. Par exemple : pas "sapin de Noël" et "bonhomme de neige" (sapin-de-Noël, bonhomme-de-neige, sont des groupes de trois mots mais chacun ne compte que pour un kigo). Kosuké illlustre cette contrainte par l'exemple du sushi dans lequel entre une seule sorte de poisson. Il ne peut pas y avoir un sushi contenant par exemple de la dorade et du calamar, sinon, dit Kosuké, on ne saurait plus ce que l'on mange et on ne saurait pas quoi commander.

Le kigo n'est pas non plus la mention explicite d'une saison, ce serait trop facile.

On s'aperçoit que le symbolisme n'est pas du tout le même dans les deux langues/cultures : au Japon la lune ferait penser à l'automne, pour nous elle n'est pas forcément liée à une saison mais on verrait plutôt l'été. Plus tard, Kosuké écrit un haïku dans lequel figurent "l'heure du goûter" et "je redeviens petit garçon". Il s'agissait, dans sa devinette, d'un bonhomme de neige. Il fallait donc déduire que "à quatre heures, le bonhomme de neige fond". Pour nous, "goûter" et "petit garçon" évoquent "chocolat chaud", ou "choco BN". Dans tous les cas : chocolat (un aliment lié à l'enfance pour lequel beaucoup d'adultes sont des enfants ;-)

Il y a ensuite l'humour qui devrait être présent dans le haïku - là pour nous c'était une difficulté supplémentaire parce que déjà, en cherchant la césure et le kigo, on avait pas mal de travail.

Kosuké nous a parlé des différentes "écoles", des puristes et des autres, des concours de haïkus comme celui qu'organise Japan Airlines : le concours de haïkus des enfants du monde entier. Ou d'un concours pour les enfants des écoles qui devaient illustrer la sécurité routière à l'aide de haïkus... Ou des faiseurs de haïkus français, de ceux qui veulent prendre des libertés avec les contraintes et des autres. Et nous a raconté mainte anecdote.

On est ensuite passés aux travaux pratiques.

D'abord, il a fallu repérer les césures et le kigo de trois haïkus écrits volontairement sur une seule ligne, sans marque de séparation entre les 3 vers. Je n'ai pas eu le temps de tout recopier. Sur mon cahier, quelques bribes : "La fleur de glycine / a.... / amis morts" - "L'étang de lotus / fait oublier le chagrin..." - "Je sens la saveur / ... instant / la belle du jour".

J'avais juste pour les césures mais pas pour les kigo (kigos ?).

Ensuite nous avons eu deux haïkus "à trous". Le premier :

J'étais (3 syllabes à compléter)
Au fond d'un (4 syllabes)
(2 syllabes) par la neige

J'ai écrit :

J'étais très pensive
Au fond du vallon désert
Empli par la neige

Aujourd'hui, si j'avais envie de peaufiner, j'écrirais "Comblé par la neige". Deuxième exemple :

Dans la rue (2)
(4) en cascade
La fin de (2)

Dans la rue lumières
Chants et rires en cascade
La fin de l'année

J'étais assez contente de ce dernier, mais en le revoyant ce soir je vois bien qu'il manque un kigo plus signifiant. Je visais à rendre l'atmosphère de la nuit de la Saint-Sylvestre, mais j'aurais aussi bien pu écrire "Dans la rue ivrognes / Débaroulent en cascades / Minuit le 1/1". Cela dit le kigo n'y est pas davantage.

Coquine...

Enfin, nous élevant d'un degré supplémentaire dans l'expertise, Kosuké nous a invitées à composer un haïku-devinette. Il a cité en exemple celle qu'il avait dite sur scène à Pirou : "Coquine elle court / chez moi, je la déshabille...", soient les deux premiers vers d'un haïku. Le 3e vers de cinq syllabes (2) est censé donner la solution sous une forme allusive, discrète, surtout pas péremptoire : "c'est ceci" ou "c'est cela" seront bannis.

Comme élément de devinette, il nous a proposé de choisir, si l'on voulait, un des objets qui nous entouraient.

J'ai regardé le mur en face, il y avait entre autres une série de 7 encres de Chine encadrées, représentant de manière très figurative, un peu "toile de Jouy", des portraits ou des scènes de genre. Deux des petits tableaux montraient un baiser amoureux. J'ai choisi le 7e, où figurent les visages de deux amoureux enlacés et entourés d'une guirlande de roses :

Noyés dans les roses
Amitié bien appuyée
Baiser 7/8

(j'aime bien mettre des nombres dans mes poèmes. Ici on peut lire : "Baiser sept sur huit" ou "Baiser sept huitièmes").

Je n'ai ce soir sous les yeux que mes productions, mais les compositions de mes condisciples en haïkisme étaient vraiment chouettes, vraiment réussies.

Nous étions bien studieuses. De temps en temps, dissipées comme des collégiennes. Nous avons beaucoup ri et Kosuké a semblé amusé par notre troupe rigolarde et indisciplinée. Il a toujours su nous remettre dans le droit chemin du 5/7/5 avec bienveillance, humour, compétence. C'est un animateur d'atelier hors pair.

Nous avons donc rendez-vous les premiers samedis de chaque mois pour une nouvelle séance de "haïkus + thé" qui peut s'entendre "à écouter".

Ballons de papier

Pendant tout l'atelier, on pouvait admirer divers objets exposés, en particulier de très jolis ballons de papier, de drôles de bols - ou mugs - à trois pieds, très fins, très drôles, semblant un peu en déséquilibre mais au fond parfaitement stables et émaillés de belles couleurs automnales : bleu pâle, roux orangé, noir, vert... Ces bols m'ont paru de parfaites métaphores du haïku.

Mais ce qui a le plus capté mon attention, c'est un intrigant mobile d'environ un mètre cinquante de haut, formé de fils disposés en couronne et pendant verticalement (en même temps, pendre horizontalement ne doit pas être très facile), chaque fil portant sur toute sa longueur une multitude de ce que je voyais, de ma place, comme de très petits oiseaux. On aurait dit que cette nuée avicole était contenue dans une cage dont les fils auraient formé les impalpables barreaux.

A la fin, je me suis avancée pour voir ce merveilleux objet de plus près : chaque "oiseau" était en fait un minuscule origami plié selon la figure de la grue traditionnelle, à partir de... tickets du cinéma "Le Méliès." Ces tickets sont des carrés de 5 cm de côté. Mesurez le travail ! Sans parler du nombre de films que l'artiste a dû voir (à mon avis on l'a aidé-e).

Au-revoir les grues
Vous volez vers le grand Sud
Ici, vent glacé

Un doute m'assaille. N'aurais-je pas glissé un double kigo dans ce dernier haïku ? Je crois bien que si, hélas.

Dernière chose remarquée : au flanc d'une boîte posée sur une des étagères, en grosses lettres de type "pochoir" : "Ian Monk". C'est "Twin Towers, poème kit en 3D".

Voir le nom de Ian sur cette étagère, c'était comme lui faire un petit coucou en passant.

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(1) Léo Ferré : "Les écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir s'ils ont leur compte de pieds ne sont pas des poètes : ce sont des dactylographes." - Poète... Vos papiers !, recueil de poésies de L. Ferré, La Table Ronde 1956

(2) Dernier vers : "l'enveloppe rose"
(coquine elle court chez moi = le facteur pose une lettre dans ma boîte ; je la déshabille = j'ouvre la lettre ; "l'enveloppe rose" suggère peut-être une lettre d'amour ?) Je ne sais pas si Kosuké serait d'accord que dans son haïku, la césure fait 7/5/5 ("Coquine elle court chez moi / Je la déshabille / L'enveloppe rose") J'aime beaucoup le rejet "chez moi" qui est, dans la versification française, la marque d'un certain raffinement (cf Le Dormeur du Val : "Accrochant follement aux herbes des haillons / d'argent (...)".