Jamais d'ordinaire je ne traîne en ville entre midi et deux le samedi.
La petite routine du samedi : marché, retour, casse-croûte, sieste.
C'est comme quand je travaillais sauf que je ne travaille plus.

Or là, non : je suis retournée dehors et je découvre des trucs.

Par exemple, que le samedi entre midi et deux, c'est animé par ici, désert par là.
Parfois les deux zones se touchent.
Celleux qui sont sur la frontière, marchent de l'une à l'autre.
A peu près toujours le même flux, dans le même sens.
C'est inexplicable. La Place du Peuple est intéressante à regarder vivre.
Aujourd'hui il fait un putain de beau temps comme on n'en espérait plus.

Faut vous dire, monsieur, que notre ville, c'est une cuvette. L'ai-je assez répété ?
Saint-Etienne stocke le temps qu'il fait jusqu'à ce que le vent se décide à souffler.
Le vent, il faut qu'il soit sacrément accrocheur pour faire bouger les choses par ici.
Une semaine de brouillasse, temps noir, temps gris, effacement du paysage.
Et là, paf, sans prévenir : grand soleil.

On traîne sur la place du Peuple avec nos doudounes inutiles sous le bras.

C'était la manif anti-TAFTA, anti-CETA.
C'est merveille de voir à quel point cela mobilise peu.
"Ils partirent une centaine et par un lent éparpillement,
Se trouvèrent une trentaine en arrivant en bas."
Personne n'y comprend rin de rin à c'truc-là.
Laurent Pinatel de la Conféd' et deux militants syndicaux font du bruit dans le porte-voix.
Ils causent dans leur cadre à eux, avec leur vocabulaire à eux, c'est technique, forcément.
L'Europe, c'est toujours technique.
Sur France Culture ce matin ils ont rappelé que c'était la faute à Jean Monnet.

« Va donc, eh, espèce de technicien ! ».

On écoute, debout ou assis sur les machins du mobilier urbain (genre bloc de faux-marbre rectangulaire)
Le militant du mot de la fin dit que maintenant on va pique-niquer mais qu'il faut avoir sa bouffe.
Elle est loin l'époque où la CGT ne voyageait jamais sans sa roulante à merguez.
Avec les copines on va boire un pot dans un des cafés-restaurants de la place.

Serveuse et patron sont moyennement contents qu'on ne déjeune pas,
« Vous voulez juste que boire, en fait ? ». Oui, que boire. On boit.

On cause un peu, éblouies par cette lumière estivale inattendue.
On resterait bien là plus d'une heure mais les copines ont du taf.
Elles doivent aller à la FETE DU LIVRE.

La FETE DU LIVRE à Sainté c'est une opération commercialo-commerciale culturelle
Voilà des mots ne font pas bon ménage.

Hier à la Médiathèque, dans le cadre de la FETE DU LIVRE, les trois étagères (type rack) dévolues aux best-sellers avaient été dégarnies en presque totalité. Il y avait juste, sur un des rayons, un gros livre de Juppé, un gros livre de Sarkozy, un gros livre de Le Maire et un aussi gros, de Debré. Sur le rayon de l'étagère voisine, Mélenchon, tout seul, tout petit, format poche, comme un modeste faire-valoir. Dans la boîte à suggestions, j'ai mis un petit papelard pour m'étonner poliment de cet étalage. J'ai causé devoir de réserve (sans doute que, justement, ils les ont sortis de la réserve, ces bouquins). Le fait que le maire de Saint-Etienne émarge chez LR n'a rien à voir là-dedans.

Une des copines s'en va vers la FETE DU LIVRE sous le chapiteau des gross kommerziale manifestations.
L'autre se rend au Salon du Livre en Marge (tract couleur rouge et noir).
C'est à la Bourse du Travail, à la Dérive, à la Gueule Noire.
Moi je vais à Monop chez les capitalo.
On se dit "à plus"

La caissière de Monop s'emmerde à cent sous de l'heure, le magasin est vide.

Si j'étais les actionnaires du groupe, je lourderais les responsables de l'implantation stéphanoise (ouais, paf, lourdés, c'est comme ça qu'on fait maintenant) : magasin raté, que des articles superflus et chers sur deux niveaux, escalators introuvables, fringues moches, 4 euros un malheureux gant de toilette... Clients : zéro. Un samedi. Le seul à s'agiter c'est le vigile de Proségur en uniforme moche noir à sigle jaune. Il déambule. Lorsque je passe devant lui je me compose toujours une tête d'honnête mémé, alors même que je n'ai rien à composer puisque je n'ai rien chouré. Vieux réflexe implanté grave dans le cortex.

Une caissière qui n'encaisse rien me racole pour m'emmener devant une caisse automatique
Avec mes trois articles
J'y vais puis je fais ma mauvaise tête et je dis « j'y comprends rien ».
Elle pourrait m'aider mais elle ne le fait pas.
Elle dit « Ah. ».

La caissière qui encaisse le fait lentement pour faire durer le contact.
Nous en rajoutons un peu sur les remerciements, je vous en prie, salutations, bonne journée à vous.

A l'arrêt de tram c'est vivable. Le soleil dure dur.
L'arrêt se situe devant une vitrine de coiffeur.
A l'intérieur, les coiffeuses transpercent, avec les manches pointus de leurs peignes,
De hauts crêpages de mises en plis couleur pain d'épices
Sur la tête de dames octogénaires.
On sent la légèreté aérienne de la construction
C'est plein de vide sous le casque doré.
Les mémés ont l'air contentes de cette dentelle de caramel qui les surmonte.
Ce soir elles vont essayer de dormir sans que leur tête ne touche le traversin.
"Traversin", "polochon", voilà des mots qui vont disparaître.
On ne dit plus que "oreiller" maintenant.

Le tram ferraille jusqu'à mon arrêt.
Il est bondé.
Maintenant les trams sont toujours bondés : le matin, le soir, aux heures creuses.
Il n'y a plus d'heures creuses.
Or la population n'a pas augmenté.
Ce sont donc les fréquences qui ont beaucoup diminué.
Enlevez 20% de rotations par jour sur chaque ligne
C'est un ou deux départs à la retraite non remplacés.
Efficacité, rentabilité.
Faites circuler moins pour gagner plus.

Le TAFTA sera signé, le CETA l'est déjà.
Ils disaient que le CETA c'était le cheval de Troie dans lequel se planque le TAFTA.
Mieux vaut voir plus large : le vrai cheval de Troie des Etats-Unis
C'est l'Europe de M. Jean Monnet.

Europe, vieille rosse de retour, aussi ratée que le Monop de la Place du Peuple.
Y a qu'à la fermer et lourder les cadres.

Et puis on ferait l'An Zéro Un de Gébé, version 2016 : on arrête tout et on réfléchit.
Une petite idée pour l'Europe ?