Celleux qui ont la télé ont peut-être vu sur France 2 un "ENVOYE SPECIAL" accablant : un journaliste infiltré parmi les candidats à un poste d'enseignant contractuel enregistre les conditions surréalistes dans lesquelles il a été "recruté" : dix minutes d'entretien avec un "inspecteur" qui, après avoir constaté que le candidat en question est un véritable cancre en mathématiques, lui colle un avis favorable pour enseigner en collège cette discipline dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle requiert quelques connaissances, sans préjuger de l'apprentissage de la pédagogie, qu'on passe ici par pertes et profits. L'intervention du prof syndicaliste dans le reportage est très claire à ce sujet et remet à leur place les croyances erronées du grand public sur le travail du prof, dont beaucoup pensent que, comme un poste de radio, il "s'allume" en début de cours et "s'éteint" à la fin, après avoir déversé un flux de notions dans l'esprit des élèves.

Voilà donc notre plumitif-prof d'occasion jeté dans l'arène d'une classe de sixième qui n'a eu, en guise de prof de maths, qu'un malheureux incapable pendant quelques semaines et depuis... Plus rien. Pour parfaire ce constat de véritable effondrement du monde éducatif, une principale adjointe (bêtement dénommée, dans le reportage : "la responsable", comme si elle manageait un fast-food ou une franchise de parfumerie cheap) prodigue à l'infiltré, qui vient lui avouer son incompétence, de lénifiantes paroles destinées uniquement à le persuader de rester car mieux vaut, conclut justement le journaliste, un très mauvais prof devant les élèves, que pas de prof du tout. Voire.

Après avoir regardé, la Taulière a eu envie de s'asseoir et de pleurer. Mais elle était déjà assise.

Il n'y a pas grand-chose à redire sur la méthode du journaliste, ni sur ce qu'il montre. Que certaines académies ne parviennent pas à dégoter des profs, on s'en doute. Qu'il y ait même une véritable et profonde, structurelle crise du recrutement dans l'enseignement, c'est certain. On ne dira jamais assez merci à une droite imbécile, criminelle, qui n'a cessé, par la voix de Sarkozy, de faire du prof-bashing (et il continue, le pitre lamentable...) ni d'appuyer son "action" sur des critères de rentabilité dignes de Carlos Ghosn, pardon pour cette référence-plancher, qui prévalaient déjà depuis quelques décennies.

La Taulière se souvient d'un grand proviseur aux côtés duquel elle eut la chance de bosser et qui se lamentait à juste raison sur la dernière scie à la mode en 2002 : "le pilotage par les résultats". On mesure l'inanité d'une trouvaille peut-être applicable à l'industrie automobile, mais certainement pas à la tâche délicate, la plupart du temps non quantifiable mais en tout cas réputée humaniste, et qui consiste à conduire les écoliers sur le chemin de l'épanouissement intellectuel.

Tailler, pendant 17 ans (deux mandats Chirac et un Sarko), à grands coups de cisailles dans les moyens alloués aux établissements, dans l'effort de formation, dans les effectifs, sans compter que la calculette du ministère avait déjà bien chauffé sous Tonton, qui cohabitait, faut-il le rappeler, avec cette même droite, eh bien voilà le résultat du travail de MM. Allègre, Ferry, Fillon, De Robien, Darcos, Chatel... On comptera pour rien le passage de Jack Lang entre deux ministres chiraquiens, car il avait été nommé, en 2000 après la retentissante affaire Allègre, "pour pisser sur les flammes jusqu'à la prochaine (élection présidentielle)," comme l'avait écrit je ne me souviens plus quel journal.

Mais où est donc le problème ? En amont, dans le "calibrage" des concours d'accès (CAPES, etc.) ? Comment le ministère a-t-il évalué le besoin en enseignants dans cette discipline, pour ne parler que de celle-là ? Au doigt mouillé ? Ou bien y aurait-il une sévère évaporation des profs de maths une fois nommés, de ceux, en tout cas, qui ne veulent à aucun prix rejoindre une affectation dans l'académie de Créteil ? Et dans ce cas, au lieu de réfléchir au sexe des anges, que ne travaille-t-on d'arrache-pied non seulement à des mesures incitatives (visiblement insuffisantes, voire inopérantes) mais par exemple à la structure scolaire des académies "non attractives", pour reprendre un terme pudique utilisé dans la Grande Maison, voire à une réflexion réelle, du type mise à plat, sur l'éducation dite prioritaire (paraît que c'est en route. On est pleins d'espoir).

Foin de perdition dans les allées supputatives. La Taulière va simplement dire ce qu'il est possible de faire, modestement et à échelle locale, dans de telles circonstances, une fois le mal fait, je veux dire : une fois le "prof" remplaçant recruté. Car le chef d'établissement dispose d'une petite marge de manoeuvre qui peut "aider" le cancre en maths à atteindre, non au César du meilleur prof mais à une tenue de poste décente. Peut-être le reportage a-t-il d'ailleurs shunté cette partie du travail, pour une meilleure démonstration ?

- la première chose que fait tout chef d'établissement qui connaît un peu la musique, c'est de contacter dare-dare l'inspecteur pédagogique de la discipline concernée pour envisager avec lui les possibilités de formation-express (mieux que pas de formation du tout) de l'impétrant et à minima au moins deux entretiens-conseils. Lorsque personnels de direction et d'inspection travaillent la main dans la main, ils peuvent décrocher non la lune, mais quelques stages. Voire impulser leur mise en place. Ou instaurer un tutorat dans l'établissement avec un autre prof de la discipline. Qu'il faudra indemniser pour cela.

- lorsqu'un néo-prof (titulaire ou remplaçant, d'ailleurs, peu importe au fond le statut) vulnérable, pis encore s'il n'a aucune formation ni compétence, on peut au moins jouer sur les heures et ne pas le mettre devant les élèves tout de suite. Ah mais, c'est là une grosse tromperie et un vol qualifié des moyens nationaux !! Au pilori le chef ! En effet, un prof est payé pour être devant les élèves, pas pour glander dans l'établissement sans enseigner. Le chef d'établissement est garant de cette présence - la sacro-sainte "heure/élève", dont il est comptable devant l'administration et surtout, redevable, paraît-il, devant les parents d'élèves que les recteurs et autres inspecteurs d'académie ont horreur d'avoir à recevoir, surtout s'ils sont en délégation colérique et s'il y a de surcroît la presse dans le coin.

Et surtout si, comme ça devait être le cas dans le collège choisi pour le reportage, les parents avaient sans doute déjà réclamé à cors et à cris un remplaçant. Il est certain que, lorsque celui-ci débarque et que la publicité en est faite (les hiérarques sont passés maîtres en communication pour jouer du cor à piston lorsqu'enfin on a trouvé un remplaçant pour boucher un trou criant), les parents ne comprendraient pas qu'on le chouchoute pendant une semaine pendant que les élèves attendent encore... Et pourtant c'est ce qu'il faudrait faire. Ce ne serait pas du temps perdu de plus, mais un investissement utile sur la suite.

On peut : faire tourner le prof avec les collègues de la discipline volontaires pour l'accueillir. Prendre du temps avec lui (le principal adjoint, sur qui repose souvent l'organisation pratique de la pédagogie, est susceptible de jouer ici un rôle) pour détailler les classes qui vont lui échoir : profil des élèves et de la classe, trombinoscopes, bulletins... et les ressources de l'établissement en termes de manuels. Lui apprendre à utiliser le cahier de textes de la classe, l'environnement numérique de travail (logiciels et applications diverses permettant de consulter le travail déjà fait par la classe, le stade où elle en est, la progression, etc.).

On peut lui donner progressivement une, puis deux, puis la totalité de ses classes, en lui ménageant des temps de préparation/correction sur place (avec aide des collègues).

Enfin, on peut - on doit - le recevoir, voire le convier à des entretiens-bilans, écouter ses demandes, le seconder dans les actes péri-pédagogiques (saisie des notes, remplissage des bulletins, etc.).

On peut encore aller jusqu'à banaliser une ou deux heures de la discipline avec l'ensemble des collègues pour accueillir le prof, l'intégrer dans l'équipe.

Quant aux parents d'élèves, il revient au principal de les recevoir pour les informer (sport peu pratiqué par les fonctionnaires de l'Education Nationale) des modalités mises en place et les persuader qu'elles visent à optimiser le remplacement, afin qu'ils patientent durant cette semaine d'intégration du néo-remplaçant et en acceptent le principe.

Bref, ça demande un peu de courage, une petite prise de risque et ça va un peu au-delà de la mince proposition qu'on entend dans le reportage, d'aller "au fond de la classe" assister à un cours. On se demande bien d'ailleurs ce qui sous-tendait cette timide main tendue : la volonté de faire un peu de discipline pour permettre au prof de faire son cours dans un relatif silence ? Il n'y a pas plus contre-productif. Démontrer à une classe qu'un enseignant a besoin d'un flic en fond de classe pour imposer l'ordre et le travail dans son cours, c'est lui tirer dans le dos, pas moins. La "responsable" est-elle une ancienne prof de maths et veut-elle apprécier la situation de son poulain ? Dans ce cas, qu'elle lui file plutôt un coup de main sur l'organisation et la préparation de cours. A compter qu'elle n'ait pas tout oublié depuis qu'elle a changé de métier. Tout sauf les mensongères paroles qu'elle lui prodigue, et qui ne visent peut-être qu'à la rassurer, elle.

Petites "solutions locales pour un désordre global", mais chacun-e, de là où il est, devrait faire sa partie du boulot. Les syndicats de chefs d'établissement, au lieu de gérer les carrières : sortir dans la rue pour réclamer un changement de politique dans le remplacement des enseignants et y rester (dans la rue) jusqu'à obtenir satisfaction. Faire une véritable grève administrative et se limiter drastiquement au seul travail de terrain dans leur établissement (jamais vu de toute ma courte carrière). Syndicats de profs, monter au créneau sur la formation (ils le font mais il faudrait durcir et coordonner le mouvement). Corps d'inspection, idem sur les deux aspects de la question. C'est peu dire qu'on les entend mal, ou pas du tout, ceux-ci. Faut dire qu'ils sont formés commando pour être une courroie de transmission univoque et bien lisse entre ministère et enseignants.

Les petits coups de main que donnerait, dans l'idéal, un chef d'établissement confronté à la situation dénoncée par "Envoyé Spécial" et qui sont suggérés plus haut, ne règleront évidemment pas le problème de fond, qui montre une image indigne de notre système éducatif.

Toutes les solutions techniques évoquées ici reposent sur l'expérience d'une qui a pris sa retraite en 2008. A supposer que, quelques circulaires plus tard, les modalités en aient varié, je suis prête à parier qu'elles existent encore, sous d'autres formes, avec d'autres contraintes ou d'autres ouvertures. Mais c'est surtout une question de sueur : il faut y travailler... Eh oui...