Entre les stations "Hôtel de Ville" et "Bellecour", la ligne A charrie la masse humaine de l'hyper-hypercentre, la mouvante, l'innombrable population de la "Presqu'Ile".

Dans la rame, la trémulation de la ville est rendue sensible par le mouvement brownien d'une foule qui s'échoue là pour quelques secondes.
Ils s'engouffrent au-delà du signal de fermeture des portes
Ne peuvent pas freiner la machine-corps
Déjà, il leur faut se remettre en route.
Ils entrent par une porte et sortent par l'autre, se déplacent à l'intérieur du wagon, dans le sens de la marche.
Ils remontent la rame pour gagner encore sur la vitesse constante de la machine.
Ils dansent sur un pied, marquent du menton une musique entendue d'eux seuls.
Ils se pressent, se déplient et se replient.
Ils se suspendent aux sustentes, s'arrondissent autour des barres, pole-dancers engoncés de leurs vêtements de pluie.
Ils mêlent, démêlent les fils de leurs écouteurs, les enlèvent/remettent, pianotent sur leurs écrans, font non de la tête.

Une fille s'assoit posément et ouvre un livre.
Son immobilité, c'est une extraordinaire figure de résistance.

Plus d'un passager du métro a l'air dérangé. Beaucoup le sont vraiment.
Parlent seuls sans téléphone visible, grommellent, rient à la face des indifférents.

Une femme couchée sur le guidon de sa trottinette, arrêtée en position de recherche de vitesse, brandissait un poing tremblant en direction du tunnel, face à l'obscur point de fuite des rails luisants. Aucun métro ne semblait devoir venir jamais. Son visage se déformait sous des vagues successives de tics nerveux. Nous attendions depuis à peine 120 secondes, le panneau lumineux disait que la prochaine rame serait là dans une minute, la trottineuse se noyait dans une insupportable attente, scrutant avec avidité le tube noir.

Ce soir, dans le temps infinitésimal où la porte reste ouverte dans la station, sur le quai un bel homme moustachu, grandeur nature sur le panneau lumineux, lève la main dans ma direction, me sourit et m'informe qu'il ne veut pas mourir jeune.

Non, ça n'est pas ça.
Il disparaît dans un mouvement de chute. Reste sur l'écran vide une moustache dessinée et un slogan en forme de point.com.
Non, ça n'est pas exactement ça.
Il y a un enfant avec lui. Non, pas d'enfant.
Station suivante : "Empêchons les hommes de mourir trop jeunes"
L'homme réapparaît, se démultiplie sur trois écrans successifs, sourit, me fait signe, bouge, disparaît vers le bas.
Slogan. Moustache.

Ce sont des panneaux publicitaires, mais vivants. Je les contemple, consciente de mon extrême ploucnessitude, je n'avais jamais vu ça auparavant je regarde, comme le bon sauvage, ahurie. Je ne parviens pas à assimiler cette nouveauté. Je sais qu'à mon prochain passage par la grande ville, je serai de nouveau surprise et je sursauterai de façon métaphysique.

Ces panneaux vivent et nous, en tant que masse, nous sommes à moitié morts.

Les panneaux vivants mais plats nous parlent de sécurité, d'assurance, de prévoyance, de protéger nos proches
SE PREOCCUPER AVANT QU'IL SOIT TROP TARD
Il faut toujours se préoccuper il est trop tard
Les écrans disparaissent
Nous nous précipitons dans l'obsidienne ponctuée d'éclairs fuchsia.

Connectés, connectés, connectés.
Sécurité, anxiété, connectés, isolés, connectés, connectés.
Dé...

Aujourd'hui, ici à Exhouillecity, loin de la grande ville ennemie, mon regard se repose et se rassérène sous un arrêt de tram paisible. Mais voici que passe dans l'autre sens un bus tout neuf carrossé dernier cri : moins de métal, plus de verre. Dans l'immense vitre centrale se reflète un visage d'homme, énorme, qui, soudain, sourit. L'éclair des dents attire mon regard, je pense à un effet de transparence avec une affiche en face, le bus passe : il n'y a pas d'affiche en face, seulement un mur gris. Big Brother est parmi nous.

Je vacille légèrement, mon centre de gravité s'est déplacé.
Continuons.