« Oullins, Pierre-Bénite, Vernaison, Grigny-Le Sablon, Givors Canal, Givors Ville, etc. » annonce, conformément à ce que nous avons l'habitude de voir, le panneau bleu sur notre bonne vieille voie J, au bout de cette annexe de la gare de Perrache qui ressemble à une petite gare de campagne.

La bénignité du lieu, couvert par un vrai préau de bois, n'a d'égale que son calme incongru en plein centre de Lyon. Ce modeste ensemble de deux voies et d'une volée d'escalators voisine avec un atelier SNCF à l'ancienne, ses vieux petits hangars aux portes desquels grimpent, en été, des roses trémières, son antique rotonde évoquant un jeu de petit garçon, ses voies en rayons autour d'une fosse qui ne contient plus, aujourd'hui, que de vieilles eaux pluviales un peu vaseuses et ses butées de bois pétrifié par les intempéries...

Les usagers de cette ligne la connaissent si bien sur le bout des doigts qu'ils savent déchiffrer, à l'extrémité d'un grand virage terminé par un long tunnel, la lointaine lueur des phares de notre train qui arrive du dépôt de l'Ouest, avant même que la belle Simone ne nous informe de sa mise en place. Il se produit alors un mouvement qui tient du ballet, chacun-e d'entre nous connaissant sa place dans cette chorégraphie ferroviaire et se positionnant devant l'entrée présumée de la rame où il a ses habitudes et ses aises.

Ainsi s'avance le TER 886 214, ainsi s'ouvrent ses portes huilées à la moindre pression sur le voyant vert et chacun-e de gagner ses pénates pour les 50 minutes à venir. Nous nous asseyons, nous ouvrons nos pages (réelles ou virtuelles) et nous plongeons dans nos occupations.

Cette tranquille ordonnance (il n'y manque plus qu'un toit où marcheraient quelques colombes) vole soudain en éclats avec l'arrivée d'un chef de train très agité. Etonnamment coiffé d'un petit chignon tiré, sans casquette, donc, le préposé escalade sa porte, claque celle qui communique avec le poste de pilotage et l'on entend bientôt grésiller et vociférer les hauts-parleurs :

« Mesdames et Messieurs, contrairement à ce qui a été annoncé, ce train dessert les gares de Lyon-Perrache... (silence), Oullins... Givors Ville, Rive-de-Gier, Saint-Chamond et Saint-Etienne Châteaucreux... (silence) ... teaucreux... son terminus ». Allons bon, il est frappé d'écholalie.

Sur cette ligne qui permet aux habitants de quatre petites communes tout à fait voisines de Lyon de rentrer chez eux sans passer par les embouteillages routiers dantesques du sud-ouest de l'agglomération, une bonne partie des voyageurs s'égaille d'ordinaire entre Oullins et Grigny. Ce sera, dans le futur, une ligne RER mais, pour l'instant, des arrêts presque en rase campagne, ou au bas de villages longeant le Rhône. La Taulière a déjà décrit (en été) l'aspect charmeur de ces bords sauvages et de leur habitat riverain.

Bon, notre chef de train pense que Lyon Perrache est un arrêt desservi. OK. Le fait que ce soit la gare de départ ne l'a pas impacté. Un peu de fatigue sans doute ? Un remplacement au pied levé et on ne connaît pas le contexte ? Pas de problème. Aucun des voyageurs n'a prêté la moindre attention aux paroles du chef de train.

« Mmes MM., ce train ne desservira pas Vernaison, Grigny-Le Sablon mais uniquement Givors... (long silence) Givors Ville, Saint-Chamond et Saint-Château-Stétiennecreux. » Ah non, c'est plutôt qu'il parle cheval comme Liliane dans "L'Enfer", de Belletto.

- Qu'est-ce qu'y raconte comme conneries ? maugrée une jeune femme vissée à son smartphone. S'emparant de son sac, elle entreprend de pérégriner vers l'avant du train, mais à l'intérieur. A mon avis, elle perd un temps précieux car nous sommes à deux minutes du départ et il faudrait, en fait, qu'elle descende de ce train maudit.

Il n'y a pas d'amour heureux, Brassens nous aura prévenus. Mais j'affirme aussi qu'il n'y a pas de voyage Lyon/St-Etienne sans surprise. J'ai déjà assisté à la panique d'usagers voyant le train passer tout droit devant leur gare, la SNCF ayant décidé, dans l'arbitraire le plus incompréhensible, de supprimer les quatre premiers arrêts sans jamais justifier (faut pas rêver) cette décision et en l'annonçant juste avant la fermeture des portes au départ. Tout voyageur plongé non pas dans un liquide mais dans la lecture de son journal est potentiellement foutu.

Il faut savoir qu'en telle occurrence (que votre gare vous file sous le nez, veux-je dire), il est inutile d'attendre un train inverse à la gare suivante pour revenir chez soi : ces villages ne sont desservis que par ce train, son inverse passant (mais en théorie seulement... La Théorie, vous savez, ce pays où, disait Desproges, tout se passe bien) une heure plus tard, ou par des bus urbains rarissimes, bondés et dont les arrêts sont à au moins un kilomètre de la gare.

Si vous n'avez pas une connaissance possédant une automobile, autant se disposer à dormir sur un banc de gare à 10 bornes de chez vous. Ce qui, de Pierre-Bénite (actuellement arrosée en sus avec générosité par les fumées de la raffinerie de Feyzin mais la plupart du temps baignant dans l'odeur nauséabonde et médicamenteuse de Rhône-Poulenc, cette commune cumulant tous les labels dont "Seveso II" n'est que la modeste introduction) à Grigny-Le Sablon, banlieue désolée et connue (est-ce justifié, je ne saurais le dire) pour un très haut niveau de délinquance, ne serait pas une partie de plaisir.

« Mmes et MM. nous rappelons que ce train ne dessert pas les gares de Vernaison, etc., Givors Ville, Givors Canal ». C'est tout ? Oui...

La jeune femme au smartphone a enfin compris qu'elle devait rester à Perrache (et attendre quoi ??? That is the lancinante question), et la voilà en train d'apostropher l'homme au chignon sur le quai. Il lui répond par le geste de celui qui n'en peut mais, remonte dans le train pour reprendre le micro et donne le départ.

Il a oublié Pierre-Bénite dans son énumération, mais les habitués auront compris. Il a inversé Givors Ville et Givors Canal, pas de problème, chacun-e sait où il habite. Il n'a pas réussi à prononcer le nom de la gare terminus, ce n'est pas grave, nous avons rectifié. Et pas une fois il n'a prononcé le nom de Rive-de-Gier pourtant située entre Givors et Saint-Chamond. Voilà un gaillard qui raye une ville de la carte sans qu'une mèche de son chignon ne frémisse... Ca fait un peu peur, mais après tout, se dit la Taulière qui habite, comme chacun sait, Saint-Château Stétiennecreux, que les Ripagériens se dém.

Après cet intermède un peu surréaliste, nous reprenons nos lectures et autres occupations téléphoniques, et le train enfin s'ébranle.

L'arrêt d'Oullins est bien marqué, tout ça c'est la routine, OK, et nous repartons doucement tandis que le chef de train s'égosille dans les hauts-parleurs « Mmes MM. nous arrivons en gare d'Oullins… ». Ben non mon gars, on n'y arrive pas, on vient juste d'en repartir ! Mais t'en fais pas, on connaît notre ligne, tu peux te rendormir.

Et ainsi de suite jusqu'à Saint-Etienne, que cet héroïque employé, qui a dû occuper ces cinquante minutes peut-être, qui sait, à une remise à niveau en lecture ou autre connaissance de la géographie locale, réussit à proclamer en mettant presque toutes les syllabes dans l'ordre, mais alors un peu vite. N'importe, l'intention y est, sa voix est vibrante et c'est presque en chantant qu'il nous la sert :

« Dam'cieux rrivons gare d'Stétienne-Ch'teaucreux t'r'minus d'c'train, v'z'invitons v'rifier qu'n'avez rien 'blié dans c'train, v'r'mercions et v'souhait'n'agrab soirée ».

- Nous aussi, monsieur le chef de train (ou de bord, je ne sais plus comment ils disent), nous vous remercions très vivement pour votre accompagnement distrayant. Passez vous aussi une excellente soirée, et n'oubliez pas de vérifier que vous n'avez pas oublié votre casquette sur le micro. Et surtout, du repos, du repos...

L'hypothèse selon laquelle cet employé aurait été complètement bourré serait gratuite et non fondée. Le fait qu'il ait quasiment rabroué, en entrant dans notre wagon, une honnête dame qui voulait payer son billet, en lui disant "oui oui non mais c'est bon je repasserai plus tard" et qu'il n'ait pas réapparu, pourrait presque l'accréditer. La Taulière qui, ce jour-là, voyageait avec un billet de 2e classe au tarif bleu alors que nous étions en période blanche (erreur de sa part, perte sèche de 3 euros pour la SNCF), qui plus est non composté (néfaste oubli) et vautrée sur un siège de première, ne saurait le lui reprocher.